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villages des processions muettes et des femmes qui s’en allaient cachées sous de grands voiles blancs. Il y avait aussi des convois de troupes autrichiennes qui balafraient, chemin faisant, leurs soldats de leurs bâtons de noisetiers. À mesure que j’avançais, le souvenir du passé m’obsédait de plus en plus ; je comparais ces grands jours avec nos jours imbécilles. Je dévorais mon chemin.

Un peu avant d’arriver à Torre dei confini, je laissai la route à gauche, et je traversai le village de San Bonifaccio. On entre là dans un chemin enfermé dans des vernes que je suivis jusqu’à une maison de roseaux où je m’arrêtai pour lire sur un des angles : Commune d’Arcole, district de Saint-Boniface, province de Vérone. La découverte de l’inscription des trois cents des Thermopyles ne m’eût pas causé tant de joie. Je passai devant l’église du village où les paysans étaient rassemblés, et après un détour, je me trouvai en face du pont ; de ma vie, je n’oublierai ce moment. Deux femmes étaient assises, et causaient ensemble à la place de la batterie autrichienne, sur le seuil de leur maison, dont les angles sont encore criblés de boulets. Des enfans s’étaient mis à l’ombre dans la niche d’un saint Jean qui occupait autrefois le milieu du pont, et que le rude assaut du général a refoulé sur le rivage. Le pont est en planches frêles et vermoulues qui menacent de se rompre sous les pieds, et il n’y a point de parapets ; il est soutenu sur la rivière par deux murs en briques. J’ai mesuré sa largeur qui est de cinq pas, et sa longueur qui est de trente, ce qui fait que le porte-drapeau a dû s’avancer à une demi-portée de pistolet du feu de l’artillerie ennemie. Il était autrefois de pierre, mais la rivière l’a déjà emporté deux fois, et ce marais est devenu à son tour indomptable depuis qu’il a senti marcher sur son eau l’ombre de cet homme. Si j’étais étonné de la petitesse des proportions de ce pont de village qu’une chèvre fait trembler, je l’étais bien plus encore de la rivière sur laquelle il est jeté. L’Alpone, dont l’embouchure dans l’Adige est à deux lieues de là, à Ronco, est une espèce de canal bourbeux qui a au plus, en été, quatre pieds de profondeur. Mais la moindre pluie le fait grossir subitement, parce qu’il sert d’égoût aux marais qui remplissent la plaine. Ses bords sont verdoyans et