Page:Revue des Deux Mondes - 1832 - tome 7.djvu/183

Cette page a été validée par deux contributeurs.
179
VOYAGE EN ANGLETERRE.

ici le rang m’ouvrit facilement les portes, et je reçus aussitôt une gracieuse invitation pour le second déjeuner. Dans un demi-quart d’heure j’arrivai dans le lieu le plus agréable du monde roulant sur une pleasure ground fort humide, jusqu’à une petite maison gothique pleine de goût, située justement vis-à-vis du castel Dinas-Bran, et devant laquelle on avait plusieurs vues à travers le feuillage des grands arbres. Je descendis de voiture et fus reçu au pied de l’escalier par les deux dames. Heureusement j’étais déjà préparé à leur singularité, sans cela j’aurais difficilement gardé bonne contenance. Représente-toi deux dames dont la plus âgée, lady Éléonore, petite personne robuste, commence seulement à sentir un peu son âge, attendu qu’elle vient d’atteindre à sa quatre-vingt-troisième année ; mais l’autre, grande et imposante figure, se regarde encore comme extrêmement jeune, car la belle enfant compte à peine soixante-quatorze ans. Toutes deux portaient encore leurs cheveux bien garnis, lisses sur le front et bien poudrés, un chapeau d’homme de forme ronde, une cravate et une veste ; seulement au lieu du vêtement qu’on ne peut nommer, un court jupon avec des bottes. Le tout était recouvert d’un habit de drap bleu d’une coupe toute particulière, qui tenait le milieu entre une redingote d’homme et l’habit de cheval des femmes. Par-dessus ce costume, lady Éléonore portait encore : 1o le grand cordon de l’ordre de Saint-Louis en travers de la poitrine ; 2o le même ordre autour du cou ; 3o la petite croix du même ordre à la boutonnière, et pour comble de gloire un lys d’argent presque de grandeur naturelle en guise de crachat ; le tout, ainsi qu’elle me le dit, présent de la famille des Bourbons. Tout cet accoutrement était sans doute on ne peut plus ridicule ; mais d’un autre côté représente-toi ces deux dames avec l’agréable aisance et le ton du grand monde de l’ancien régime, ayant l’air liant sans aucune affectation, parlant le français au moins aussi bien qu’aucune Anglaise distinguée de ma connaissance, et avec ce ton poli, sans façon, et j’oserais presque dire ces manières naïves, de la bonne compagnie d’autrefois, qui semblent presque entièrement enterrées au milieu de la vie d’affaires de notre siècle, sérieux et industriel.

Je ne pouvais aussi remarquer sans un vif intérêt l’attention non interrompue, si tendre, et cependant tout-à-fait naturelle, avec laquelle la plus jeune traitait son amie, plus âgée et déjà