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nappe damassée d’Irlande à fleurs, d’un café à la vapeur odorante, d’œufs frais et blancs, d’une pyramide de beurre jaune foncé comme on le fait dans les montagnes, d’un laitage épais, de bons muffins, et enfin de deux truites couvertes de jolies petites taches rouges, qu’on vient de pêcher presqu’à l’instant ; déjeûner que les héros de Walter Scott ne trouveraient pas meilleur dans les Highlands. Je dévore déjà un œuf. Adieu.


Bangor le soir.

La pluie, qui m’a toujours accompagné depuis Londres, avec seulement de courts intervalles de beau temps, m’est restée aujourd’hui fidèle ; cependant le ciel semble vouloir s’éclaircir. J’ai toutefois toutes sortes de choses à raconter, et une intéressante journée à décrire. Encore à temps, avant que je quittasse Llangollen, je me souvins des deux célèbres demoiselles (certainement les plus célèbres de l’Europe) qui demeurent dans ces montagnes déjà depuis plus d’un demi-siècle, dont j’avais entendu parler dans mon enfance, et sur le compte desquelles j’avais entendu dire tant de choses à Londres. Tu as eu certainement quelques notions sur elles par ton père. Sinon voilà leur histoire. Il y a cinquante-six ans, il entra dans la tête de deux jeunes nobles, belles et fashionables dames de Londres, lady Éléonore Butler et la fille du lord Ponsomby qui vient de mourir, de haïr les hommes, de n’aimer qu’elles, de vivre pour elles, et dès ce moment d’aller dans un ermitage, mener la vie de metachorete. Cette résolution fut aussitôt exécutée ; et depuis ce temps, jamais les deux dames n’ont couché une seule nuit hors de leur cottage. En revanche, aucune personne présentable ne voyage dans le pays de Galles, sans se faire donner une lettre de recommandation pour elles. On assure que le scandale les intéresse encore aujourd’hui autant qu’autrefois, lorsqu’elles vivaient dans le monde, et que leur curiosité de savoir tout ce qui s’y passe n’a pas diminué. J’étais, il est vrai, porteur de complimens pour elles de la part de plusieurs dames, mais je n’avais pas de lettre, ayant oublié d’en demander, et j’envoyai seulement ma carte, bien résolu, si elles refusaient ma visite, comme on me le faisait craindre, de prendre d’assaut le cottage. Mais