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blait que le ciel et la terre y étaient acteurs. De temps à autre venait, du nuage, un petit éclair, comme un signal. La face noire des Tuileries devenait rouge et sanglante, les deux grands carrés d’arbres se renversaient en arrière comme ayant horreur ; alors le peuple gémissait, et après sa grande voix, celle du nuage reprenait et roulait tristement.

L’ombre commençait à s’étendre, celle de l’orage avant celle de la nuit. Une poussière sèche volait au-dessus des têtes et cachait souvent à mes yeux tout le tableau. Cependant je ne pouvais arracher ma vue de cette charrette ballottée. Je lui tendais les bras d’en haut ; je jetais des cris inentendus, j’invoquais le peuple ! Je lui disais : Courage, et ensuite je regardais si le ciel ne ferait pas quelque chose.

La charrette allait toujours pas à pas, lentement, heurtée, arrêtée, mais hélas ! en avant ! Les troupes s’accroissaient autour d’elle. Entre la Guillotine et la Liberté, des baïonnettes luisaient en masse. Là, semblait être le port où la chaloupe était attendue. Le peuple, las du sang, le peuple irrité murmurait davantage, mais il agissait moins qu’en commençant. Je tremblai, mes dents se choquèrent.

Je pris une longue-vue. La charrette était déjà éloignée de moi, en avant. J’y reconnus pourtant un homme en habit gris, les mains derrière le dos. Je ne sais si elles étaient attachées. Je ne doutai pas que ce ne fût André Chénier. La voiture s’arrêta encore. On se battait. Je vis un homme en bonnet rouge monter sur les planches de la guillotine et arranger un panier.

Ma vue se troublait : je quittai ma lunette, pour essuyer le verre et mes yeux.

L’aspect général de la place changeait à mesure que la lutte changeait de terrein. Chaque pas que les chevaux gagnaient semblait au peuple une défaite qu’il éprouvait. Les cris étaient moins furieux et plus douloureux. La foule s’accroissait pourtant et empêchait la marche plus que jamais, par le nombre plus que par la résistance.

Je repris la longue-vue, et je revis les malheureux embarqués qui dominaient, de tout le corps, les têtes de la multitude.