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les rues. Je montai, j’entrai seul ; je trouvais tout comme je l’avais laissé : mes livres épars et un peu poudreux, mes fenêtres ouvertes. Je me reposai un moment près de la fenêtre qui donnait sur la place.

Tout en réfléchissant, je regardais d’en haut ces Tuileries éternellement régnantes et tristes, avec leurs marronniers verts et la longue maison sur la longue terrasse des Feuillans ; les arbres des Champs-Élysées, tout blancs de poussière, la place toute noire de têtes d’hommes, et au milieu, l’une devant l’autre, deux choses de bois peint : la statue de la liberté et la guillotine.

Cette soirée d’été était pesante. Plus le soleil se cachait derrière les arbres, et sous le nuage lourd et bleu, en se couchant, plus il lançait des rayons obliques et coupés sur les bonnets rouges et les chapeaux noirs ; lueurs tristes qui donnaient à cette foule agitée l’aspect d’une mer sombre tachetée par des flaques de sang. Les voix confuses n’arrivaient plus à la hauteur de mes fenêtres les plus voisines du toit, que comme la voix des vagues de l’Océan ; et le roulement lointain du tonnerre ajoutait à cette sombre illusion. Les murmures prirent tout d’un coup un accroissement prodigieux, et je vis toutes les têtes et les bras se tourner vers les boulevards que je ne pouvais apercevoir. Quelque chose qui venait de là, excitait les cris et les huées, le mouvement et la lutte. Je me penchai inutilement, rien ne paraissait, et les cris ne cessaient pas. Un désir invincible de voir me fit oublier ma situation, je voulus sortir, mais j’entendis sur l’escalier une querelle qui me fit bientôt fermer la porte. Des hommes voulaient monter, et le portier, convaincu de mon absence, leur montrait, par ses clefs doubles, que je n’habitais plus la maison. Deux voix nouvelles survinrent et dirent que c’était vrai, qu’on avait tout retourné, il y avait une heure. J’étais arrivé à temps. On descendait avec grand regret. À leurs imprécations, je reconnus de quelle part étaient venus ces hommes. Force me fut de retourner tristement à ma fenêtre, prisonnier chez moi.

Le grand bruit croissait de minute en minute, et un bruit supérieur s’approchait de la place, comme le bruit des canons au