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REVUE DES DEUX MONDES.

Les portes refermées, je regardai la salle déserte, et je vis que madame de Saint-Aignan ne quittait pas l’attitude qu’elle avait prise pendant la dernière lecture : ses bras appuyés sur la table, sa tête sur ses bras. — Mademoiselle de Coigny releva et ouvrit ses yeux humides, comme une belle nymphe qui sort des eaux. André Chénier me dit tout bas, en désignant la jeune duchesse :

— J’espère qu’elle n’a pas entendu le nom de son mari, ne lui parlons pas, laissons-la pleurer.

— Vous voyez, lui dis-je, que monsieur votre frère, qu’on accuse d’indifférence, se conduit bien en ne remuant pas. Vous avez été arrêté sans mandat, il le sait, il se tait ; il fait bien ; votre nom n’est sur aucune liste ; si on le prononçait, ce serait l’y faire écrire. C’est un temps à passer ; votre frère le sait.

— Oh ! mon frère, dit-il, et il secoua long-temps la tête en la baissant avec tristesse. Je vis pour la seule fois une larme rouler entre les cils de ses yeux et y mourir.

Il sortit de là brusquement.

— Mon père n’est pas si prudent, dit-il, avec ironie, il s’expose lui. Il est allé ce matin, lui-même, chez Robespierre demander ma liberté.

— Ah ! grand Dieu ! m’écriai-je en frappant des mains, je m’en doutais.

Je pris vivement mon chapeau. Il me saisit le bras.

— Restez donc, cria-t-il, elle est sans connaissance.

En effet, madame de Saint-Aignan était évanouie.

Mademoiselle de Coigny s’empressa, deux femmes qui restaient encore vinrent les aider. La geôlière même s’en mêla pour un louis que je lui glissai. Elle commençait à revenir. Le temps pressait, je partis sans dire adieu à personne, et laissant tout le monde mécontent de moi, comme cela m’arrive partout et toujours. Le dernier mot que j’entendis fut celui de mademoiselle de Coigny, qui dit, d’un air de pitié forcée et un peu maligne, à la petite baronne de Soyecourt :

— Ce pauvre M. de Chénier ! que je le plains d’être si dévoué à une femme mariée, et si profondément attachée à son mari et à ses devoirs !