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REVUE. — CHRONIQUE.

Là-dessus la pauvre Berte se met à fondre en larmes. Que faire ? Comment échapper à ce mari qui tue ses femmes, à ce Pépin, vrai Barbe-Bleue ? Or, Margiste a sa fille Aliste, suivante de Berte, Aliste qui ressemble à Berte mieux qu’un peintre ne saurait la peindre, et d’ailleurs Pépin n’y regarde pas de si près. Aliste donc se dévoue au lit du roi ; mais une embûche entre elle et sa mère est préparée. Pendant qu’Aliste est au lit, un peu avant le jour, Margiste introduit Berte dans la chambre sous je ne sais quel prétexte, probablement pour qu’elle s’assure si la pauvre Aliste est réellement morte en sa place. Aliste, qui a un poignard tout prêt, le tire aussitôt, s’en pique légèrement à la cuisse, le passe aux mains de Berte, qui le prend sans savoir pourquoi ; puis Aliste se met à crier, à réveiller le roi qui continuait de dormir, à montrer son sang, bien qu’il fasse nuit, et à accuser Berte, que la vieille Margiste vient saisir aussitôt comme sa fille, et la disant folle, sujette à ces frénésies. On la bâillonne, on demande la permission de l’envoyer perdre au bon roi Pépin, qui consent à demi-endormi. Tybert, le cousin, est prévenu avec deux hommes d’armes, et, avant le matin, la pauvre Berte, bâillonnée, voyage, pour être mise à mort, vers la forêt du Mans.

Mais, quand les hommes d’armes qui sont avec Tybert, voient Berte si belle, ils ne la veulent plus tuer. Une querelle entre eux et lui s’engage, et Berte s’échappe dans les bois. Elle va, elle erre dans ces bois bien des jours et des nuits, priant la Vierge et les saints, maudissant Margiste, et se répétant maintes fois : « Que diraient le roi Floire et la reine Blanchefleur, s’ils savaient que Berte, leur fille, est ici ? » La situation de cette pauvre Berte égarée ressemble extrêmement à celle d’Una dans Spencer, de la vierge dans le Comus de Milton, et de la belle Damaïanti des poèmes indiens. Ce sont des voleurs qui surviennent ; l’un la veut prendre pour femme, l’autre la lui dispute : Berte s’échappe encore. Elle trouve un ermitage ; mais le vieil ermite ne la peut recevoir à cause d’un vœu, et d’ailleurs il ne sait trop si ce n’est pas une tentation ; car, malgré sa robe déchirée, la pâleur de son front et ses pieds en sang, Berte est bien belle. À propos, n’est-ce donc pas à cause de tant marcher par la forêt, que ses grans piés, pauvre Berte ! lui sont venus ? Le bon ermite, quoi qu’il en soit, lui a donné un peu de nourriture : il l’a remise dans son chemin, vers la maison de Symon, qui est un noble homme hospitalier. Berte s’y achemine, bénissant le bon ermite. Un ours traverse la route, mais ne la voit pas. Elle arrive chez Symon, où sont Constance sa femme, et ses deux filles, qui deviennent comme ses sœurs ; car il faut dire que, durant ses périls, Berte a fait vœu, si elle échappait, de ne pas dire qu’elle est la reine et de rester pauvre et méconnue. Elle s’établit donc chez Symon. Moyennant quelque histoire qu’elle invente, on la garde : elle sait d’ailleurs si bien travailler et filer ! Elle demeure là, dans la forêt, neuf ans et demi, toujours sage, toujours fraîche et belle. Pendant ce temps, la fausse reine se fait détester et accable ses sujets de son avarice. Elle a du roi deux fils, deux bâtards, Heudry et Rainfroy, qui deviendront par la suite de méchans chevaliers ; mais la reine Blanchefleur arrive un jour de Hongrie, pour visiter sa fille si chère.