Page:Revue des Deux Mondes - 1832 - tome 6.djvu/526

Cette page a été validée par deux contributeurs.
520
REVUE DES DEUX MONDES.


LE GOUVERNEUR MANCO ET LE GREFFIER.

L’Alhambra eut, dans les temps passés, pour gouverneur un brave vieux cavalier, qui, ayant perdu un bras à la guerre, n’était généralement connu que sous le nom de el Gobernador Manco, ou le gouverneur manchot. Il se glorifiait d’être un vieux soldat, portait constamment ses moustaches retroussées jusqu’aux yeux, des bottes de campagne, et une épée de Tolède aussi longue qu’une broche et dont la poignée en corbeille lui servait à loger son mouchoir de poche.

Le gouverneur Manco était en outre fier et pointilleux à l’excès et incapable de céder le moindre des honneurs et des priviléges qu’il se croyait dus. Sous sa domination, les immunités de l’Alhambra, comme résidence royale et domaine de la couronne, étaient rigoureusement maintenues ; on ne pouvait entrer dans la forteresse avec des armes à feu, ni même avec une épée ou un bâton, à moins d’appartenir à un certain rang. Chaque cavalier était obligé de mettre pied à terre à la porte, et de conduire son cheval par la bride.

La colline de l’Alhambra s’élève au milieu même de la ville de Grenade comme une sorte d’excroissance de cette capitale. Ce doit être en tout temps quelque chose d’assez gênant pour le capitaine-général qui commande la province, d’avoir ainsi un imperium in imperio, un joli poste indépendant au centre même de ses domaines. À l’époque du commandement du vieux gouverneur, cet inconvénient était rendu beaucoup plus sensible par son irritabilité jalouse, qui prenait feu à propos des moindres questions d’autorité et de juridiction, et par l’audace d’une population entière de fainéans et de vagabonds qui s’étaient nichés dans la forteresse comme dans un sanctuaire et n’en sortaient que pour exécuter un vaste et complet système de friponnerie et de déprédation aux dépens des honnêtes habitans de la ville.