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la sensation par vous retracée. Dès-lors pourquoi s’étonner de voir nos auteurs les plus comiques porter dans la vie habituelle un caractère sérieux ou morose ? Pourquoi ne pas vouloir qu’on puisse être à-la-fois un poète mélancolique et un homme gai et sociable ; se montrer terrible dans ses conceptions, en même temps que doux et facile dans les relations privées, lorsque tant d’exemples sont là pour attester de la possibilité du fait ? Pourquoi ? si ce n’est, comme dit le cardinal de Retz, parce que le monde veut être trompé. En nous offrant des illusions, les arts ne nous trompent point ; ils donnent ce qu’ils promettent ; en exiger de la réalité, c’est les forcer au mensonge. C’est ainsi que la frayeur de cette terrible accusation de n’être pas l’homme de son livre a contraint tant de jeunes écrivains à se modeler après coup sur leur type poétique, et à poser en permanence la rêverie Lamartinienne, l’orgueil Dantesque ou le dédain Byronien. Qui sait même si quelque jeune peintre des passions forcenées ne se croira pas un jour obligé de tuer sa maîtresse, afin de donner à ses tableaux toute la vérité désirable.

Prétendre qu’un auteur ne se peint pas dans ses écrits, qu’il n’y faut chercher que le mouvement de ses idées et la tournure de son esprit, c’est désenchanter la poésie, me dira-t-on en me jetant à la tête un de ces éternels lieux communs qui seraient le plus grand fléau de ce monde, n’était le cholera-morbus. — Désenchanter la poésie ! Non, si c’est elle que vous aimez…

Quand un acteur nous a profondément émus dans quelque belle animation de nos poètes, nous n’en concluons pas qu’il a l’âme de Néron ou d’Othello, mais seulement qu’il est un grand comédien. Quelle est donc la différence d’un art à l’autre, si ce n’est que le poète passionne ses propres idées, au lieu de passionner celles d’autrui ? Ainsi, lorsqu’à la simple lecture de quelques pages tracées par lui, un homme peut faire éprouver un sentiment profond, éloignement ou sympathie, admiration ou haine, on devrait en conclure seulement que celui-là qui sait ainsi incarner sa parole est un vrai poète ; mais se laisser aller complètement à l’illusion, c’est ressembler à cette jeune femme