Page:Revue des Deux Mondes - 1832 - tome 6.djvu/384

Cette page a été validée par deux contributeurs.
378
REVUE DES DEUX MONDES.

crivain, et de considérer en même temps la série de ses travaux intermédiaires. Quand nous briserions la chaîne, nous n’en verrions pas mieux les anneaux qui la composent.

Mais rapprochons d’abord les premières odes de Bug-Jargal et de Han d’Islande. Ces ouvrages contemporains s’expliquent plus complètement les uns par les autres. Ainsi groupés, ils se font mieux apprécier et comprendre. Voyez alors comme, dans ces romans, se répand toute cette exubérance d’imagination, toute cette sève, toute cette luxuriance de jeunesse à laquelle ne veulent point laisser passage les premières odes politiques, si graves et si austères par le fond, si précises et si arrêtées par la forme ; moules déjà tellement remplis de pensée, que rien autre n’y peut plus pénétrer.

Cependant ce ne sont encore là que des préludes. Le poète qui, promenant ses doigts sur la lyre, en tire tour-à-tour des accords si mâles et des accens si passionnés, n’a pas encore assez, selon lui, dompté son instrument. Il lui demande une voix plus haute encore et plus puissante.

Mais écoutez : voici soudain Cromwell et sa préface retentissante, puis les Odes de fantaisie, les Ballades, puis les Orientales. — Le poète revient de l’Orient les ailes étendues, il voudrait les refermer, et redescendre sur quelque cime pour se reposer ; il ne le peut. Son essor lyrique l’emporte, il vient d’apercevoir un de ces malheureux que nous mettons vingt-quatre heures à crucifier ; écoutez, avant de s’abattre, il va suivre, d’en haut, une à une, toutes les tortures du misérable et nous les dire une à une ; il va nous chanter le Dernier jour d’un condamné ; immense et magnifique dithyrambe, la plus développée, la plus ailée, la plus sublime de ses odes. — De là cette admirable prose, toute de strophes et de rhythmes nouveaux ; de là ce roman que les étrangers ne s’efforcent de traduire que dans leur plus haute poésie lyrique[1]. Ne cherchez pas non plus ailleurs que dans ce livre la source où sont venus puiser tant de faiseurs à la suite qui, s’imaginant reproduire ce style si neuf, si vif, si pittoresque, l’ont travesti seulement en un cynique dévergondage d’expression, ne lui ont substitué qu’un pêle-mêle effréné de mots. — Pauvres et maladroites contrefaçons ! Quoi ! messieurs les inventeurs, vous voulez vous faire un style ; mais faites-vous donc auparavant quelque originalité d’esprit ! Ayez une individualité. — Si Sainte-Beuve, de Vigny, Mérimée, Nodier, ont su trouver une autre langue à eux propre, c’est qu’ils avaient d’abord une pensée. — Il n’y a pas d’autre secret, voyez-vous.

Mais revenons à M. Victor Hugo. Après Marion de Lorme, après Hernani, après les Feuilles d’automne (car la composition de la plupart des pièces qui composent ce beau recueil de poésies est de beaucoup antérieure à sa publication) se présente à nous Notre-Dame de Paris. Des divers ouvrages de l’auteur celui-ci semble le plus complet et le plus significatif. Le poète a mis toutes ses cordes à cet instrument. Ici, d’abord, c’est le drame qui s’expose, se noue et se dénoue

  1. Un jeune italien a traduit le Dernier jour d’un condamné en tercets, dans le rhythme du Dante.