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LETTRE SUR ARGOS ET MYCÈNES.

Telles étaient, monsieur, les réflexions qui me passaient dans la tête, lorsqu’on vint nous avertir qu’on nous avait trouvé un logement pour y passer la nuit. Nous étions six dans une petite chambre ; nous nous répandîmes pêle-mêle sur des divans, des nattes ou des tapis. Je m’étais endormi, songeant à la gloire d’Agamemnon, plein des souvenirs d’Homère et de Pausanias, et je me réveillai bientôt après au milieu des insectes de la pauvreté et de la misère. Ainsi, dans le cours de la vie, on s’endort quelquefois avec des rêves de bonheur et de gloire, et, quand les songes se sont enfuis à l’approche du matin, on se réveille au milieu de ses maux et de sa triste obscurité.

Dès que l’aube parut, nous désertâmes nos couches et nous courûmes chercher des vestiges de l’antique cité d’Atrée ; mais, avant de mettre sous vos yeux l’état actuel d’Argos, j’essaierai de vous retracer un historique rapide de cette ville depuis les premiers temps jusqu’à nos jours.

Argos compte près de trente-six siècles depuis sa fondation. La race d’Inachus, les enfans de Pélops et d’Atrée, Agamemnon, Danaüs et les Héraclides dominèrent tour-à-tour dans l’Argolide. Argos, aimée des dieux, fière de ses belles campagnes et de cinquante rois fameux, redoutable par la force de ses enfans, ceinte de hautes murailles et armée de deux citadelles, prit une grande part à toutes les guerres de la Grèce. Liée au sort des Achéens, elle finit par succomber avec eux sous les coups des légions romaines. Argos, en changeant de maîtres, ne perdit ni son éclat ni son importance. Comme ville et comme position militaire, la nouvelle cité romaine conserva son premier rang au milieu des provinces conquises. Après la chute de l’empire romain et sous le Bas-Empire, elle devint l’apanage de petits princes grecs, que l’histoire nomme à peine. À la suite des guerres de la Croix, pendant que les Français régnaient dans la Morée, Argos était une place forte et le siège d’un évêché. En 1210, le prince grec Théodore, qui s’était maintenu dans la seigneurie d’Argos et de Corinthe, fut dépossédé par Guillaume de Ville-Hardouin ; toutefois le noble sénéchal voulut bien laisser Argos à Théodore, sous la condition qu’il resterait son vassal. Deux ans après, celui-ci, soupçonné de tramer des complots contre les barons français, fut assiégé et dépouillé par le prince Geoffroy et par Othon de la Roche, duc d’Athènes. Les chroniques françaises du quatorzième siècle donnent à Guy d’Enghien le titre de seigneur d’Argos. Sous la décadence de l’empire français de Constantinople, les seigneurs d’Athènes, obligés de céder aux Catalans, se retirèrent à Argos, et les nouveaux vainqueurs ne les menacèrent point dans leur retraite : ainsi l’héritage d’Agamemnon et de Danaüs avait passé aux mains des chevaliers français, débris glorieux de nos antiques croisades.

Un historien grec[1] nous apprend que Bonne d’Enghien, appelée aussi Marie d’Enghien, veuve d’un seigneur de Venise, ayant eu en partage Argos et Napoli de Romanie, vendit les deux villes aux Vénitiens au prix de 700 écus

  1. Théodore Zygomales.