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avait chassé. Ce spectacle me donna à réfléchir profondément. D’abord je m’indignai contre ces mauvais Français, gais et contens au milieu des désastres de la patrie ; puis, par un retour sur moi-même, comparant ma douleur à l’allégresse qui les transportait, je me demandai si ce n’était pas moi qui avais tort. C’est là le premier sentiment d’incertitude que j’aie éprouvé, mais ce ne fut pas le seul ; et plus tard j’eus plus d’un combat à soutenir contre la passion dont j’étais agité. À Fontainebleau, je me procurai le discours d’adieux de Napoléon à sa garde, et je quittai la ville, partant à mes frais pour l’île d’Elbe, où j’arrivai non sans peine, après un long voyage, vers la mi-septembre. J’y trouvai facilement à travailler de mon état, et j’entrai dans les écuries impériales sous les ordres de Vincent, maître sellier. C’est là que j’ai vu l’empereur de près ! Il venait souvent à la sellerie et paraissait donner beaucoup d’attention à nos travaux. Il ne m’a jamais adressé la parole, bien qu’il causât aisément avec tous les hommes, ceux de ma classe comme de toutes les autres. Mais vers la fin de novembre, je dus quitter le service de Vincent et l’île Elbe. L’empereur renvoya la moitié de son monde par mesure d’économie, et les réformes portèrent sur les derniers venus. J’y fus compris. Je m’embarquai pour Livourne. De là je pris ma route par Gênes et Turin, et je m’arrêtai à Chambéry, où je séjournai le reste de l’hiver, méditant toujours mon projet, que j’avais moins que jamais abandonné. Il fallait m’arrêter pour gagner l’argent de mon voyage de Paris… Parfois je me reprochai mon excursion à l’île d’Elbe et le temps que j’y avais perdu. J’aurais bien mieux fait de rester à Paris, où je n’aurais pas manqué de rencontrer une occasion favorable : j’y aurais trouvé tous les Bourbons… Et cependant c’eût été un bien grand bonheur pour moi de ne les avoir jamais connus ! Je serais resté heureux dans la société, y tenant une place indépendante et honnête ; j’aurais été un bon père, j’aurais eu une femme et des enfans que j’aurais aimés, au lieu de périr sur l’échafaud ! » À ces mots, le prisonnier baissa la tête et garda un long silence, qu’interrompaient de loin en