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CONSULTATIONS DU DOCTEUR NOIR.

mon admiration, et le noble caractère de son sommeil était pour moi une source éternelle de curieuses observations. Ce digne homme avait dormi partout pendant dix ans, et jamais il n’avait trouvé qu’un lit fût meilleur ou plus mauvais qu’un autre. Quelquefois seulement, en été, il trouvait sa chambre trop chaude, descendait dans la cour, mettait un pavé sous sa tête et dormait. Il ne s’enrhumait jamais, et la pluie ne le réveillait pas. Lorsqu’il était debout, il avait l’air d’un peuplier prêt à tomber. Sa longue taille était voûtée, et les os de sa poitrine touchaient à l’os de son dos. Sa figure était jaune et sa peau luisante comme un parchemin. Aucune altération ne s’y pouvait remarquer en aucune occasion, sinon un sourire de paysan à-la-fois niais, fin et doux. Il avait brûlé beaucoup de poudre depuis dix ans, à tout ce qu’il y avait eu d’affaires à Paris ; mais jamais il ne s’était tourmenté beaucoup du point où frappait le boulet. Il servait son canon en artiste consommé, et, malgré les changemens de gouvernement, qu’il ne comprenait guère, il avait conservé un dicton des anciens de son régiment, et ne cessait de dire : Quand j’ai bien servi ma pièce, le roi n’est pas mon maître. Il était excellent pointeur, et devenu chef de pièce depuis quelques mois, quand il fut réformé pour une large entaille qu’il avait reçue au pied, de l’explosion d’un caisson, sauté par maladresse au Champ-de-Mars. Rien ne l’avait plus profondément affligé que cette réforme, et ses camarades, qui l’aimaient beaucoup, et en avaient souvent besoin, l’employaient toujours à Paris et le consultaient dans les occasions importantes. Le service de son artillerie s’accommodait assez avec le mien ; car, étant rarement chez moi, j’avais rarement besoin de lui, et souvent, lorsque j’en avais besoin, je me servais moi-même, de peur de l’éveiller. Le citoyen Blaireau avait donc pris, depuis deux ans, l’habitude de sortir sans m’en demander permission, mais ne manquait pourtant jamais à ce qu’il nommait l’appel du soir, c’est-à-dire le moment où je rentrais chez moi à minuit ou deux heures du matin. En effet je l’y trouvais toujours endormi devant mon feu. Quelquefois il me protégeait, lorsqu’il y avait revue, ou combat, ou révolution dans la révolution.