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étaient à tordre, et le temps continuant à être mauvais, il s’écoula quelques minutes avant que personne se présentât pour nous inviter à entrer. À la fin le chef vint nous souhaiter la bien-venue dans ses états, et nous introduisit dans un appartement étroit et long, où nous nous sommes établis pour la nuit.

C’est une chambre bâtie en terre, ayant deux ouvertures pour laisser pénétrer l’air et la lumière. De turbulentes chèvres occupaient un des bouts, pendant que nous prenions possession de l’autre. Pascoe et sa femme couchent sur des nattes à nos pieds, et un gros Roger-Bontemps, muni d’une cruche d’ale, appartenant au chef, les sépare des chèvres. Le reste de nos gens n’a pas où dormir. Les murailles de notre chambre à coucher sont ornées de chapelets d’os desséchés que le vent fait bruire les uns contre les autres, de charmes écrits ou fétiches, de peaux de moutons, d’arcs et de flèches. Notre repos n’a pas été à beaucoup près aussi complet que nous l’eussions désiré, grâce aux essaims de mosquites et de fourmis noires qui n’ont cessé de nous piquer jusqu’au matin.

(Vendredi, 2 avril). Entre six et sept heures nous avons continué notre route à travers les bois et de larges pièces de terre vagues et découvertes, et à onze heures du matin environ, nous sommes arrivés au bord d’une gorge profonde, plus romantique, plus sauvage qu’on ne peut s’imaginer. Elle est enclose et abritée de tous côtés par des arbres d’une hauteur et d’une dimension surprenantes, qui la cachent sous d’épaisses ombres. C’est un lieu tel que l’imagination pourrait créer pour en faire la demeure des génies et des fées, tant il est grave, mélancolique et mystérieux ; il n’y manque que les ruines de quelque vieux château démantelé, ou une roche avec une caverne creusée au-dessous pour en faire le site le plus admirable, ou plutôt il n’y manque rien ; car il a un genre de beauté qui lui est propre, et nous y vîmes un spectacle merveilleux. C’était une innombrable quantité de papillons, voltigeant autour de nous comme un essaim d’abeilles : sans nul doute ils avaient choisi ce lieu de refuge contre la fureur des élémens. Ils étaient variés des plus brillantes teintes, des plus riches couleurs. Les ailes de quelques-uns étaient d’un vert d’émeraude bordées et tachetées d’or. D’autres étaient d’azur et d’argent, celles-ci de pourpre et d’or fondus délicieusement ensemble ; celles-là semblaient taillées dans un épais velours noir couvert de dentelles : c’était un luxe de féerie. Pour passer des insectes aux hommes, notre suite formait un groupe à-la-fois sauvage et imposant ; à les voir descendre les sentiers tortueux de la gorge avec leurs costumes grotesques, les armes, les paquets, leur teint noir, leurs physionomies farouches, on eût dit une troupe de bandits en marche pour quelque expédition barbare.

Indépendamment de nos hommes, nous avions engagé vingt des esclaves d’Adouly pour porter nos bagages. Les fardeaux de tout genre sont invariablement portés sur la tête par le peuple de Yarriba et les naturels des autres contrées de l’Afrique, car il n’y a point de bêtes de somme dans le pays. Arrivés au fond de la gorge, nous y trouvâmes une longue et dangereuse fondrière, remplie d’eau fétide et de débris de végétaux en putréfaction. Elle coupait notre sentier, et de toute nécessité il fallait la traverser. Quelques bonnes âmes avaient jeté des branches d’arbres dans le marais pour aider les voyageurs, de