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vaste que l’empire romain. La gloire de ce petit coin de terre, prédestiné par sa position géographique à la découverte de l’Océan et des mers de l’Inde, est de n’avoir pas failli à sa mission ; d’avoir, avec d’aussi faibles ressources que les siennes, changé les voies du commerce, reculé les bornes de la civilisation, projeté l’Europe dans l’Amérique et dans l’Inde : météore de puissance et de gloire aussi merveilleux, aussi brillant, aussi passager que celui qui a tant illustré la Grèce.

Et puis, pour qu’un royaume ait des gens de lettres, il lui faut de l’argent pour les pensionner. Le Portugal, qui épuisait son épargne en flottes, en armées, en constructions de citadelles, ne pouvait avoir dans son budget un chapitre d’encouragemens aux lettres et aux arts. Bientôt même l’état ruiné par ses conquêtes, obéré par la victoire, n’eut plus de quoi suffire aux besoins de ses armées : il finit par ne pouvoir plus nourrir ceux qui l’avaient servi. Camoens mourut à l’hôpital, ou à-peu-près ; mais ce ne fut pas comme poète ; ce ne fut pas comme Gilbert et Malfilâtre à côté d’autres écrivains largement rentés : ce fut comme un vétéran dont la solde manque, ou dont la pension de retraite est suspendue. Il mourut comme beaucoup de ses compagnons d’armes, comme mouraient les vice-rois eux-mêmes, qui n’avaient pas toujours (témoin dom Joâo de Castro) de quoi acheter une poule dans leur dernière maladie.

Je ne prétends pas que cette vie de privations, de voyages, de périls, soit précisément le régime le plus favorable à la culture poétique de l’esprit et à la production du beau ; je repousse, avec M. de Châteaubriand[1], le sophisme cruel qui fait du malheur une des conditions du génie ; je n’établis qu’un fait. Le Portugal au milieu de cette tourmente de gloire eut une littérature ; depuis lors il n’en a plus eu, ni n’en aura.

En cherchant à montrer la différence qui sépare la vie aven-

  1. Voy. le Génie du Christianisme, 2e partie, liv. 1, ch. iv. La vie agitée et les longs exils de l’auteur des Natchez et des Martyrs semblent une éclatante réponse à ce que nous venons de dire de notre littérature paralytique ; mais ce sont là de ces exceptions rares et singulières qui confirment la règle.