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toire en eût fait mention. Les habitans vont plus loin : ils assurent que les murs des maisons se voient encore, au fond de la mer, quand elle est calme. Je me suis fait conduire sur les lieux, non pour vérifier si ce fait était vrai, mais pour m’assurer si un fond blanc, par exemple, n’avait pas donné naissance à ce conte, que l’on peut très bien ranger, je crois, sur la même ligne que celui des chapiteaux de la Samothrace, que des pêcheurs ramenaient avec leurs filets ; partout j’ai trouvé une mer profonde, avec sa couleur ordinaire et où rien n’avait pu donner lieu à la supposition d’une ville disparue, et de ses murs encore existans ; mais il n’en est pas de même pour ce qui est de la disparution de l’île, car en examinant bien la chose, l’on voit que l’idée en a été suggérée aux habitans par l’inspection des deux îles de Piperi et Iaoura, qui sont deux véritables fractures, placées en regard l’une de l’autre, circonstance qui peut très bien faire admettre l’hypothèse d’un enfoncement du terrein entre elles, si elles ne sont pas dues elles-mêmes à un phénomène contraire, c’est-à-dire à un soulèvement.

Une telle supposition, abstraction faite de tout le merveilleux que les habitans ont voulu y rattacher, de la part d’un peuple aussi intelligent que le peuple grec, n’a rien qui puisse paraître extraordinaire, pour qui a eu occasion de l’étudier et d’apprécier son degré d’intelligence. Pendant que j’étais à Iliodromia l’une de ces petites îles, où M. le comte Capo-d’Istrias, président de la Grèce, m’avait prié de faire faire quelques travaux de recherches dans un dépôt d’eau douce à lignites (que l’on croyait être du charbon de terre), et reconnaître s’il était susceptible d’exploitation, les hommes du pays que j’ai employés pour l’exécution de ces travaux, tout grossiers et ignorans qu’ils étaient, ont bien su reconnaître cependant que les coquilles fossiles qu’on rencontre dans les roches de ce terrein, étaient non des coquilles marines, mais bien des coquilles terrestres ; distinction que n’auraient certainement pas faite beaucoup de nos paysans ; et là-dessus ils bâtissaient des systèmes à leurs manières, et chacun y ajoutait ses idées et ses réflexions.

Reportons-nous maintenant à une époque même très peu éloignée, où les sciences physiques avaient fait peu de progrès, et supposons qu’un historien, un philosophe, un savant enfin, vienne à avoir connaissance de ce fait ; il voudra expliquer pourquoi un terrein, qui a dû se former au fond de la mer, ou de quelque lac, se trouve maintenant former le sommet des montagnes ; parmi les mille et une suppositions qu’il pourra faire, la plus naturelle, celle qui devra lui être suggérée d’abord, c’est qu’une grande partie de l’île a été engloutie, et à part la manière dont se sont faites les modifications qui ont amené ce terrein à former des montagnes, et l’époque où elles ont eu lieu, époque qu’il ne manquera pas, vu la présence des coquilles, de rapporter aux temps historiques, son hypothèse pourra paraître jusqu’à un certain point admissible, surtout dans un temps où l’on n’avait aucune idée du soulèvement des montagnes. Telle est, je crois, à-peu-près l’origine de beaucoup de contes plus ou moins probables qui nous ont été transmis par les anciens auteurs.

Agréez, etc.

théodore virlet.