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à face avec la même impéritie, avec la même assurance de lui-même, et qu’il cherchera vainement les bravo qui l’ont accueilli à son début, il sera bien prouvé que la critique sévère ne tue personne, et que la critique indulgente perd inévitablement tous ceux qu’elle encourage.

Les douze contes du Lit de camp sont tous de même force. C’est à chaque page un style prétentieux et maniéré, une perpétuelle affectation de franchise, de rudesse, de carnage et de volupté, un continuel cliquetis d’épithètes creuses et grêles, qui s’escriment contre un pauvre mot qui n’en peut mais, et qui n’a pas même la ressource de s’adosser au mur pour repousser l’attaque dirigée contre lui. Ramassez à loisir, dans vos momens perdus, tous les lieux communs qui traînent depuis quelque cinquante ans dans toutes les amplifications de collège, dans les almanachs et les académies de province, sur l’Espagne et l’Italie ; trouvez moyen de mettre en loterie les lambeaux les plus usés de toute cette pitoyable rhétorique qui sert à toutes les idées comme une selle de relais, et je vous garantis en moins d’une semaine, pour peu que vous ayez un secrétaire habile, la fabrication d’un volume comme le Lit de camp. J’ai marqué dans les Sandales une page où le conteur exalte successivement, en parlant d’une femme de Madrid, son œil espagnol, son pied espagnol, sa taille espagnole, et ainsi de suite. Le même procédé s’applique avec un égal bonheur à l’Italie, et même encore avec plus de facilité ; car outre le ciel bleu de Naples, outre les lagunes de Venise, vous avez à votre disposition les merveilles des arts, la poésie du passé, le charme des souvenirs, les leçons de l’histoire, les enseignemens des ruines, que sais-je encore. Il y a là de quoi défrayer plusieurs centaines de descriptions.

En vérité quand je feuillète de pareils livres, il m’arrive parfois de songer à l’explication proposée par une revue anglaise, lorsque M. le vicomte d’Arlincourt publia ses premiers romans. Je suis tenté de croire que l’auteur ne prend pas son ouvrage au sérieux, et veut tout simplement mystifier ses lecteurs. Mais par malheur j’aperçois bientôt des symptômes éclatans et irrécusables de sincérité. Je ne puis plus douter que l’auteur ne soit lui-même dupe d’une illusion déplorable. Quand il parle de l’Espagne et de l’Italie en termes emphatiques, je suis convaincu qu’il s’étonne de bonne foi de la page qu’il vient d’écrire, qu’il relit avec complaisance le dialogue de ses acteurs, qu’il ne s’aperçoit pas que toutes les richesses prétendues de son éloquence reviennent à-peu-près à cette question-ci : Comment peut-on être Persan ? Généralisez le mot de Montesquieu et vous arriverez à dire : Comment peut-on être Espagnol, Italien ? Comment peut-on être soldat de la république, prisonnier, malade, amoureux ou aimé ? Cette extase assidue devant soi-même, cette active admiration des moindres mots que la bouche laisse tomber, doit porter ses fruits ; et ces fruits quels sont-ils ? Des livres tels que le Lit de camp, dont la critique ne devrait pas même s’occuper.

C’est à la critique indulgente qu’il faut imputer de pareils ouvrages. C’est elle qui en prostituant la parole, en livrant des éloges et des encouragemens, comme on livre une aune de toile, multiplie à la honte de la littérature des