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REVUE DES DEUX MONDES.

Quelle littérature que celle qui possède un domaine si large ! combien de fois j’en ai rêvé sur les montagnes par le vent pelées qui nouent nos côtes aux côtes de l’Italie et de l’Espagne ! de l’Italie et de l’Espagne, d’où je voyais revenir les tartanes et les chebeks chargés d’oranges et de matelots chantant Barcelone la libertine et Gênes la folle ; mêlant la mandoline aux parfums. Quel charme, quand s’approchaient de l’horizon à mes pieds, ces voiles blanches qui à distances sont des goélands obliques, des aigles de mer perpendiculaires, et de près des goëlettes au ventre de cuivre rouillé par les eaux de la mer du sud, des bricks, dont une barbe de mousse verte atteste les longs calmes sous la ligne, des polacres dont les moules de l’Archipel ont étoilé les œuvres vives. Tous se révélant ainsi par quelque portion des mondes qu’ils ont parcourus ; apportant un peu d’Asie, un peu d’Afrique et un peu d’Amérique à notre jeune Méditerranée.

J’aimais encore, après les avoir vus venir de si loin pour chercher l’ouverture d’un port qui n’est pas plus grande qu’une porte de ville, les voir entrer dans ce port, s’attacher aux boucles de fer du rivage, et échanger tout-à-coup une solitude de trois mois pour la vivacité d’une population bruyante ; l’immensité des mers, pour un paravent de maisons blanches et noires, rouges de tuiles ou brunies comme des marins. Les voilà dans le port, carte géographique vivante dont on aurait brouillé les climats, dictionnaire dont les termes s’expliquent par des couleurs ; grande poésie des drapeaux et des pavillons : les pavillons emblèmes de nationalité, d’honneur, de guerre et de paix.

Et tandis que la poulie crie, que les eaux étamées du port décalquent, en tremblant, le squelette des mâts, des vergues et des haubans, qu’elles font frissonner les couleurs des drapeaux ou l’image des chaloupes, jaunes de leur charge de soufre, rouges de leur fardeau de campêche ; les forges lointaines cinglent aux oreilles ; le bruit monotone et sourd des calfats se mêle aux élancements de voix des matelots, qui pèsent sur les palans ; la cloche fêlée des vaisseaux crie sur tous ces tumultes ; la cloche des églises les domine, la fumée du goudron étouffe l’air ; l’air est plein de fer, d’étincelles, de bruit : un vaisseau entre, un autre sort,