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pouvait lui venir cette grande voix du peuple qui est bien celle de Dieu pour les artistes ? Et combien seraient devenus célèbres, et qui sont morts inconnus et de faim, en venant de Rome à Paris pour décorer le Louvre, en allant de Paris à Rome pour peindre sur les échelles du Vatican ! Si l’aristocratie prouve une chose en ce cas, c’est qu’elle a été impuissante contre l’art ; contre l’art, considéré à notre distance, comme on fait de ces figurations triomphales qui parent l’arc de triomphe de la porte Saint-Martin ; de loin on croit admirer des géants soutenant le grand roi ; approchez ! Ce sont de puissants esclaves qui ont les mains nouées et la tête aplatie sous le pied de Louis xiv.

Notre société nouvelle, divisée à l’infini, dit-on, avec ses électeurs à 200 francs, ses ponts suspendus, ses machines à vapeur, est trop étroite, trop égoïste, trop bourgeoise pour dorer les inspirations de l’artiste. Vous croyez cela ? Serait-il donc vrai que plus les idées s’étendent, plus elles deviennent accessibles au cerveau des masses, plus l’aisance pénètre dans les villes, et moins l’art est compris, goûté, populaire ? À ce compte, je ne vois qu’un point de refuge pour l’art, qu’un protecteur naturel, c’est Constantinople, c’est le sultan. Encore faut-il se hâter ; Constantinople se civilise.

Je crains peu cette décadence. L’art a changé d’expression, et voilà tout ; il a peint l’immobilité des premières monarchies, de Pérugin à David ; il peindra le mouvement de la société depuis David à plus loin. L’art, grave et vieillard, se résumait dans la façade du Louvre ; aujourd’hui, je le veux bien, c’est un pont suspendu ; mais sous ce pont il y a un chemin qui marche, selon la belle expression de Pascal ; au-dessous de celui-là, il y en a un autre souterrain, dans lequel on marche ; au-dessus de ces trois, il y a encore un chemin d’air où l’on marche. Et n’est-ce rien que des hommes, des chevaux, des bateaux, des ballons, l’eau, l’air, la vapeur et l’intelligence courant sur la même ligne ; tel homme pouvant plus aujourd’hui, dans sa sphère d’unité, qu’un roi des anciennes monarchies ; tel négociant de Paris, ayant dans sa galerie plus de tableaux que n’en possédait la cour au règne de Louis xi ; tel armateur de Bordeaux ou du Havre ayant plus