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avec le compas ; ensuite mille et mille choses que je conseillerais au talent de dire et d’enchaîner par une forme nouvelle. Si j’osais en risquer une, j’aimerais, comme Schiller, à peindre tous ces hommes bourdonnant autour de l’œuvre et ne l’avançant qu’un récit à la bouche : ainsi de pièce en pièce, de récit en récit, ma Babel intelligente irait jusqu’à la mer, et j’aurais à la fois un vaisseau et un conte.

C’est ici le lieu de constater une de ces révolutions qui changent la face du monde, qui ont des résultats incalculables sur la destinée des nations, l’application de la vapeur à la navigation. Due au prodigieux élan de la physique, cette découverte, qui anéantit du premier pas les complications barbares de la mâture, a surpassé sans mesure les progrès successifs de la navigation ordinaire. Économie de temps, d’hommes et de dépenses, on trouve déjà des avantages inespérés dans la navigation par la vapeur ; mais, comme elle est toute de nos jours, qu’elle est encore restreinte à la timidité des essais, son influence n’est pas grande sur les spéculations de l’art. Deux caractères spéciaux lui manquent, celui d’application à la guerre et aux découvertes. C’est l’invention de la poudre avant l’usage des canons.

Je crois cependant (peut-être est-ce un paradoxe) que cette formidable invention finira par être un fléau ; j’ai peur qu’elle ne dépasse la puissance de nos facultés, qu’on ne vive trop et trop vite par elle. Déjà un vice d’équilibre s’est fait sentir dans l’économie sociale. La moitié de l’Europe ouvrière est ruinée par cette parodie de l’intelligence qui les supplée toutes. On peut dire sans exagération que la main humaine a été écrasée au premier tour de roue. Prodige inouï ! j’ai vu un moulin à vapeur qui broyait le grain, le réduisait en farine, tamisait cette farine, la vomissait dans des sacs, nouait les sacs, allait et recommençait, sans qu’il y eût là ni meunier, ni surveillant, ni rien : un dogue était à la porte, qui gardait.

Quelle poésie encore dans cette fraternité de la science d’observation avec la science des calculs ! Que de majestueuses pensées naissent de ce triple rapport de la navigation, de l’astronomie et de la géographie ! Savoir à-la-fois le point de la mer