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un ami d’enfance que je devais ne plus revoir ; la maladie que j’emportais, et dont huit jours passés sous le beau ciel de Provence devaient me guérir radicalement, l’avait lui saisi plus fortement. Le jour qui venait de se lever devait être inévitablement, selon ce que m’avait dit le chirurgien qui le soignait, son dernier de ses jours. Cette pensée me préoccupait péniblement.

La fatigue et la faiblesse se joignant à cela, j’arrivai à bord épuisé. Là, ayant eu la bonne fortune de me faire un oreiller d’un rouleau de cordages, et de mettre ma tête à l’ombre, je fermai les yeux. Presque aussitôt une étrange confusion de choses se fit dans mon esprit ; je revis Paris, mais ce n’était plus Paris tel que je l’avais laissé, tel que j’espérais bien le retrouver ; c’était Paris avec des assauts au Louvre, à Babylone, aux Tuileries ! Paris en guerre, Paris à feu et à sang, Paris abandonné de sa garnison vaincue, sanglante, mutilée ! au pouvoir d’une multitude qui s’agitait dans les rues, les carrefours, les places publiques, la fureur sur le visage, du sang sur les mains et les habits ! Paris, où les pouvoirs sociaux étaient brisés, où l’ancienne société s’engloutissait comme dans un abîme. Il me semblait voir passer et tourbillonner devant moi une gigantesque et bruyante orgie ; il me semblait assister à une amère et fantasque parodie du grand drame de la société, où les rôles de tous les personnages qui le composent, rois, peuples, ministres, artisans, magistrats, soldats, se trouvant intervertis, les contrastes les plus bizarres se heurtaient à chaque pas ; où l’horrible, le sérieux, le sublime, le bouffon, se mélangeaient en mille scènes, et d’une incompréhensible façon. C’étaient en un mot les événemens de juillet qu’on racontait à trois pas de moi. Tantôt je croyais y assister, tantôt en entendre seulement le récit ; effet bizarre qui se rencontre fréquemment dans les songes, car pour moi, sans figure aucune, ils étaient en ce moment, bien véritablement un songe.

M’étant éveillé au bout de deux heures, je retrouvai tout cela dans mon esprit comme un rêve bizarre. Les dernières traces allaient probablement s’en effacer tout-à-fait, à mesure que je revenais au sentiment de la réalité, lorsque j’entendis quelques officiers parler de ce même rêve que je venais de faire. Ils en raisonnaient fort sérieusement. Mon étonnement en fut extrême ; ce fut alors que je crus rêver ; je me frottai long-temps les yeux, je me fis redire vingt fois la nouvelle ; elle était arrivée le matin même par un brick du commerce, et