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EXPÉDITION D’AFRIQUE.

reconduire aux avant-postes. Alors, au moment du départ, en prenant congé du général en chef, il témoigna le désir d’emporter quelque chose qui nous eût appartenu, comme gage de souvenir. Disant cela, il montrait du geste un mouchoir de poche. Cependant, comme, parmi les foulards de campagne qu’on avait là, on n’en trouva pas un qu’on jugeât digne de la circonstance, on lui présenta, pour y suppléer, quelques pièces d’or parmi lesquelles on le pria de choisir. Cette fois pas plus que la veille, le vieillard ne se méprit sur l’intention qui lui fît offrir de l’argent ; il prit une pièce sans la regarder, au hasard, la porta à son front, sur son cœur, puis la serra dans son mouchoir. Néanmoins, malgré tous ces témoignages d’amitié, arrivé aux avant-postes de la première brigade, lorsqu’il ne vit plus personne entre lui et les vastes plaines où pendant tant d’années il avait erré en liberté, il laissa éclater sa joie, comme s’il n’avait cessé, jusqu’au dernier moment, de conserver des doutes sur la sincérité de nos intentions : ses yeux étincelèrent, sa figure s’épanouit ; il appuya ses deux mains sur les épaules de l’un de ceux qui le conduisaient, le regarda quelques instans avec des yeux humides d’attendrissement qui semblaient dire : Vous ne m’avez donc pas trompé ? Puis il s’éloigna à grands pas. Nous apprîmes peu de jours après que les Turcs, instruits de sa démarche, lui avaient fait trancher la tête. Il vécut assez, toutefois, pour nous donner une preuve de ses bonnes dispositions à notre égard.

Dans la soirée même du jour où il nous avait quittés, trois jeunes Arabes, s’annonçant comme venant de sa part, se présentèrent aux avant-postes de la division. Ils venaient nous donner avis d’une attaque générale que les Turcs préparaient pour le lendemain. Cet avis fut confirmé peu de temps après par un nègre déguisé en femme, que nous envoyâmes au quartier-général. Cela ne nous étonna pas beaucoup, car nous avions remarqué toute la journée beaucoup de mouvement du côté des Turcs : ils paraissaient remuer de la terre comme s’ils eussent élevé un épaulement. Nous en fîmes autant : nous couronnâmes pendant la nuit, de quelques petits retranchemens, les sommités des collines que nous occupions ; une partie des troupes y travaillait même encore, et nous n’avions rien vu, rien entendu, tant l’ennemi s’était glissé adroitement et silencieusement à travers les broussailles, lorsqu’à trois heures du matin le feu commençant, il fallut quitter la pelle et la pioche pour le fusil, et prendre chacun son rang.