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de son livre. Réel ou poétique, historique ou romanesque, pourvu qu’il instruise, intéresse ou amuse, tout sera dit.

L’auteur d’Ali-le-Renard avait assisté à la conquête d’Alger comme interprète de l’armée, et sa position spéciale l’avait mis en relation avec les principaux acteurs. Il a recueilli, surpris, et subi peut-être des confidences. Il est revenu en France avec un riche bagage de souvenirs de toutes sortes, confus et entassés pêle-mêle, dont il ne pouvait pas lui-même apprécier nettement la valeur et la véracité.

L’expédition d’Afrique avait déjà deux historiens, M. Merle et le général Desprez. Ni l’un ni l’autre, à ce qu’il semble, n’avaient prétendu embrasser le récit complet de la campagne. Le secrétaire du maréchal Bourmont, avec l’esprit et la finesse qu’on lui connaît, s’était contenté de raconter des anecdotes. Il s’était renfermé dans le cercle de ses habitudes familières, sans présenter aucune vue générale. Le général Desprez n’avait traité que la question militaire. Il avait pris l’histoire du même côté que Polybe et Jomini, et son livre, malgré le sérieux intérêt qu’il inspire, était plutôt écrit pour l’armée que pour le public.

Le sujet, comme on voit, n’était pas épuisé : il restait encore une belle place à prendre, l’histoire ou la poésie. Or la lecture d’Ali-le-Renard démontre jusqu’à la dernière évidence que ni l’une ni l’autre ne sont acquises à M. Eusèbe de Salle. Son livre est une perpétuelle mystification. Tantôt c’est le roman qui prend le dessus et s’autorise de l’histoire. Au moment où le lecteur attend et demande légitimement le développement d’une scène, l’auteur coupe court par impuissance, et l’on sent qu’il fermerait la bouche à toutes les réclamations qu’on serait en droit de lui faire par ces simples paroles, qui n’ont aucune valeur sur les lèvres du romancier : les faits que j’ai recueillis ne vont pas plus loin. Comme si l’imagination, cette faculté divine, ne devait pas tout savoir, comme s’il était permis au poète de s’arrêter devant l’ignorance. Tantôt, et c’est pire encore, au moment où l’histoire s’agrandit involontairement sous la plume du narrateur, quand elle revêt à son insu un caractère ample et majestueux, quand la réalité modèle sa parole et la force à s’élargir, et à s’élever, l’auteur, comme si ses yeux étaient éblouis, comme s’il ne pouvait mesurer et embrasser d’un regard ce qu’il a vu et ce qu’il rapporte, rapetisse et amesquine les faits, les mutile et les rétrécit pour les ramener aux proportions de son roman. Il abrége une bataille pour entamer la biographie d’une héroïne, qui n’a de nouveau que le nom qu’il lui donne, et qui ressemble d’ailleurs à toutes les héroïnes que nous avons vues depuis Paccard et Ducray-Dumesnil jusqu’aux mystères d’Udolphe ; et je ne veux établir aucune comparaison entre M. Eusèbe de Salle et Anne Radcliffe. Ailleurs il abandonne un personnage de sa création, dont la vie commence à peine, dont le caractère n’est encore qu’incomplètement dessiné, pour rentrer dans le catalogue et l’enregistrement des faits et des dates. La campagne d’Alger attend encore un historien et un poète.

Quant au style d’Ali-le-Renard, je serais vraiment fort embarrassé de vous