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GUERRE AUX DÉMOLISSEURS.

tant en délibération la grande destruction de la tour dite de Louis d’Outremer ? Les voilà tous, rangés en cercle, et sans doute assis sur la table, jambes croisées et babouches aux pieds, à la façon des turcs. Écoutez-les : il s’agit d’agrandir le carré aux choux et de faire disparaître un monument féodal. Les voilà qui mettent en commun tout ce qu’ils savent de grands mots depuis quinze ans qu’ils se font anucher le Constitutionnel par le magister de leur village. Ils se cotisent. Les bonnes raisons pleuvent. L’un a argué de la féodalité, et s’y tient ; l’autre allègue la dîme ; l’autre, la corvée ; l’autre, les serfs qui battaient l’eau des fossés pour faire taire les grenouilles ; un cinquième, le droit de jambage et de cuissage ; un sixième, les éternels prêtres et les éternels nobles ; un autre, les horreurs de la Saint-Barthélemi ; un autre, qui est probablement avocat, les jésuites ; puis ceci, puis cela ; puis encore cela et ceci ; et tout est dit : la tour de Louis d’Outremer est condamnée.


Vous figurez-vous bien, au milieu du grotesque sanhédrin, la situation de ce pauvre homme, représentant unique de la science, de l’art, du goût, de l’histoire ? Remarquez-vous l’attitude humble et opprimée de ce paria ? L’écoutez-vous hasarder quelques mots timides en faveur du vénérable monument ? Et voyez-vous l’orage éclater contre lui ? Le voilà qui ploie sous les invectives. Voilà qu’on l’appelle de toutes parts carliste, et probablement carlisse. Que répondre à cela ? C’est fini. La chose est faite. La démolition du « monument des âges de barbarie » est définitivement votée avec enthousiasme, et vous entendez le hurra des braves conseillers municipaux de Laon, qui ont pris d’assaut la tour de Louis d’Outremer !


Croyez-vous que jamais Rabelais, que jamais Hogarth, auraient pu trouver quelque part faces plus drolatiques, profils plus bouffons, silhouettes plus réjouissantes à charbonner sur les murs d’un cabaret ou sur les pages d’une batrachomyomachie ?