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à la banquette et de suivre le mouvement de la diligence. Il prit mal son élan ou glissa, car je ne sais comment l’accident eut lieu, mais il fut écrasé par la voiture, sous laquelle il tomba. Nous le transportâmes dans une maison de paysan.

À travers les gémissemens que lui arrachaient d’atroces douleurs, il put me léguer un de ces soins auxquels les derniers vœux d’un mourant donnent un caractère sacré. Au milieu de son agonie, le pauvre enfant se tourmentait, avec toute la candeur dont on est souvent victime à son âge, de la peine que ressentirait sa maîtresse, si elle apprenait brusquement sa mort par un journal ; alors il me pria d’aller moi-même la lui annoncer. Puis, il me fit chercher une clef suspendue à un ruban qu’il portait en sautoir sur la poitrine. Je la trouvai à moitié enfoncée dans sa chair ; il ne proféra pas la moindre plainte lorsque je la retirai, le plus délicatement qu’il me fut possible, de la plaie qu’elle avait faite. Au moment où il achevait de me donner toutes les instructions nécessaires pour prendre chez lui, à la Charité-sur-Loire, les lettres qu’il me conjura de rendre à sa maîtresse, il perdit la parole au milieu d’une phrase ; mais son dernier geste me fit comprendre que la fatale clef serait un gage de ma mission auprès de sa mère. Affligé de ne pouvoir pas formuler un seul mot de remercîment, car il ne doutait pas de mon zèle, il me regarda d’un œil suppliant pendant un instant, me dit adieu, en me saluant par un mouvement de cils ; puis, il pencha la tête et mourut. Sa mort fut le seul accident funeste que causa la chute de la voiture : encore y eut-il un peu de sa faute !… me disait le conducteur.

À la Charité, j’accomplis le testament verbal de ce pauvre passager. Sa mère était absente ; ce fut une sorte de bonheur ; néanmoins j’eus à essuyer la douleur d’une vieille servante, qui chancela lorsque je lui racontai la mort de son jeune maître, et qui tomba sur une chaise, en voyant la clef encore empreinte de sang ; mais comme j’étais tout préoccupé d’une plus haute souffrance, celle d’une femme à laquelle le sort arrachait son dernier amour, je laissai la vieille femme de charge poursuivre le cours de ses prosopopées, et j’emportai la précieuse