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hors de la barque, rapporté par un mouvement de roulis, et retenu par ses camarades, qui parviennent, après un combat contre la bourrasque, à passer l’écoute dans l’œillet du coin de la voile. Admirable persévérance que les camarades de Belleguy louèrent en l’appelant une ténacité bretonne ! elle sauva la vie à trente-six Français, dignes, par leur courage, d’échapper aux dangers de cette situation.

La voile établie, et le bateau en travers, le vent fit abattre le mulet sur bâbord, et il s’échappa grand largue. Quand il s’éloigna du vaisseau, d’où l’on tirait toujours, le capitaine Grivel dit aux officiers supérieurs, qui naguère l’avaient traité d’insensé, et qui dix minutes auparavant l’avaient mis comme au défi de partir :

— Adieu donc, messieurs les prudens ; achetez du tabac, car vous avez pour long-temps encore à fumer. Quant à nous, avant une heure, nous serons à terre ou morts.

Les derniers mots arrivèrent à peine au ponton, d’où la barque s’éloignait avec une extrême rapidité, poussée par le vent et portée par la marée descendante. Le feu des canonnières ne cessait pas. Grivel avait fait coucher dans le fond du bateau tout son équipage de fugitifs ; il était seul debout, et au besoin, Sastre le matelot, Belleguy, Legras, Ville ou Vergès, venait à l’écoute pour aider la manœuvre de la voile. Ce que les marins redoutaient, c’est qu’un boulet ou un biscaïen vînt fracasser le mât du mulet ; il était déjà si peu solide, sans autres points d’appui que son emplanture, la drisse de la voile qui lui servait de hauban, et les écoutes qui l’étayaient un peu par derrière ! Les projectiles respectèrent ce faible morceau de bois, et ce navire qui portait moins peut-être que César et l’empire, mais beaucoup plus assurément que dix rois comme ceux au profit desquels Espagnols et Français se disputaient la Péninsule.

Le premier acte de cette tragi-comédie était joué. Grivel avait presque gagné sa partie contre la fortune. Il fallait cependant traverser les flottes anglaise et espagnole ; il fallait aussi échapper aux nombreux canots que les commandans des bâtimens ennemis envoyaient à la poursuite des prisonniers et