Page:Revue des Deux Mondes - 1832 - tome 5.djvu/494

Cette page a été validée par deux contributeurs.
479
UN TOUR DE MATELOT.

Ce qui passait pour une plaisanterie prit enfin un caractère sérieux. On avait ri : il fallut avoir foi et respect.

Le matin du 22 février 1810, à dix heures et demie, le mulet à l’eau arriva en louvoyant contre la Vieille-Castille. Il ventait de l’est. Le bateau accosta à bâbord (gauche) sous le vent du vaisseau, qui avait le nez tourné vers le Trocadero. Selon leur usage, les marineros dégarnirent sur-le-champ la voile, et dépassèrent toutes les manœuvres. C’est la prudence qui avait dicté cette précaution, fort bonne certainement, si tous les prisonniers avaient été étrangers à la marine ; mais la Vieille-Castille portait des marins, et pour le gouverneur de Cadiz comme pour le bonhomme Bartholo, ce fut la précaution inutile. Femme qu’on enferme, matelot en prison, ne valent pas mieux l’un que l’autre à leur gardien.

Quand le mulet fut amarré par devant et par derrière, les prisonniers, sans affectation, descendirent dedans par les sabords des batteries ou en s’affalant au moyen de quelques cordages, pendans le long du bord. Ils eurent l’air de mettre beaucoup d’empressement à aider les Espagnols à élinguer[1] les barriques et à les envoyer du bateau sur le ponton. Quelques-uns feignirent d’avoir une soif ardente, et de trouver avec bonheur de l’eau fraîche ; d’autres entourèrent les matelots, pour leur acheter du fil, des aiguilles, de la morue, du tabac ou du papier. Pendant que chacun jouait son rôle, Belleguy, Legras et les autres marins français préparaient l’appareillage, apportaient la vergue près du mât, passaient la drisse de la voile, afin de la hisser aussitôt qu’on serait dégagé. On attendait le capitaine : il se promenait tranquillement sur le passe-avant, où la foule s’était portée pour assister au spectacle qui, d’une ou d’autre façon, allait être donné par la barque. Il regardait de temps en temps si tout son monde était dans le bateau, si les préparatifs étaient assez avancés. Ses camarades, ceux qu’il allait quitter tout-à-l’heure, se moquaient de lui ; ils disaient jusque dans son oreille :

— Il les a fait embarquer, mais pas si bête de les suivre.

  1. Ceindre avec une corde appelée élingue.