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serait horrible, dit un riz-pain-sel[1] fort grand logicien. Or, comme il y a beaucoup plus de chances pour la mort que pour la liberté, je ne vois pas qu’il faille se hasarder ; d’ailleurs il est impossible que l’empereur ne pense pas aux prisonniers de Cadiz. Il ne laissera pas long-temps au ponton des hommes comme nous.

— Des hommes comme vous, dit un nommé Legras[2], qui étouffait de colère et avait eu toutes les peines du monde à se contenir si long-temps ; des hommes comme vous, monsieur, l’empereur s’en occupe autant que du dixième chiffre d’un logarithme dans le calcul des revenus de l’empire. Des hommes comme moi savent que, pour Napoléon, nous sommes à peine des unités, quand nous sommes libres et à nos postes, et que nous valons moins que zéro quand nous sommes prisonniers. Comptez sur l’empereur pour votre délivrance, et vous attendrez !

— Je suis de l’avis de M. Legras, reprit le colonel. L’empereur a bien autre chose à faire que de songer à nous : il ne manque pas d’officiers et d’employés des vivres. Simples soldats, nous aurions plus d’espoir qu’il pensât à nous ravoir : aussi n’est-ce pas là-dessus que je base mon refus d’agir, comme le veut Grivel. C’est parce que nous n’avons pas de moyens.

— De moyens ! reprit Grivel, on en trouve, ce n’est pas là l’embarrassant. On coupe ses cables par un bon vent d’est, et l’on part.

— Mais les pontons sont sans gréement, sans voilures.

— Ne vous mettez pas en peine de cela : il ne faut qu’une voile, et on fait une voile avec tout ce qu’on veut. Une tente, des hamacs cousus ensemble, des couvertures, des draps, tout est bon pour la navigation d’une heure que nous avons à faire.

  1. Les soldats appelaient ainsi certains employés des vivres, chargés de distribuer le riz, le pain et le sel. Cette dénomination s’est étendue à tous les employés de l’administration de l’armée.
  2. M. Legras était un capitaine de navire marchand, qui se comporta très noblement dans l’affaire des pontons de Cadiz. Il était de Nantes.