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d’avenir et perçant ce qui s’offrait à l’encontre au fil de son inflexible esprit. Et qu’on ne dise pas qu’il doit mal connaître notre foyer actuel de civilisation, pour l’avoir traversé sur une ligne si droite, dans une irruption si rapide ! Il l’avait conclu à l’avance, il l’avait déterminé du dehors, pour les points essentiels, avec cette géométrie transcendante d’une doctrine sainte aux mains du génie ; il en avait induit les diversités d’erreurs et de vices avec les propres données de son cœur, moyennant cette double corruption qui se remue ici-bas en tout esprit et en toute chair, orgueil et volupté. Il n’eut donc qu’à vérifier d’un coup-d’œil la cité du jour, et s’il perdit, en y marchant, quelques préjugés de détail, si très souvent il eut à rabattre en ce sens qu’il lui avait attribué d’abord plus qu’elle n’avait, sa direction prescrite n’en fut pas déviée ; il ne fit plutôt que s’affermir. Et certes, il la connaît mieux cette cité de transition qu’il a laissée en arrière, et qu’il ne voit aujourd’hui que comme un amas de tentes mal dressées, il la connaît mieux que nos myopes turbulens qui, logés dans quelque pli, s’y cramponnent et s’y agitent ; qui du sein des coteries intestines de leurs petits hôtels, s’imaginent qu’ils administrent ou qu’ils observent, savent le nom de chaque rue, l’étiquette de chaque coin, font chaque soir aux lumières une multitude de bruits contradictoires, et avec l’infinie quantité de leurs infiniment petits mouvemens n’arriveront jamais à introduire la moindre résultante appréciable dans la loi des destinées sociales et humaines.

C’est en Bretagne à Saint-Malo, au mois de juin 1782, que naquit d’une famille d’armateurs et de négocians, Félicité Robert de La Mennais ; cette famille venait d’être anoblie (sous Louis xvi je crois) pour avoir nourri à grands frais la population dans une disette. Sa première enfance jusqu’à huit ans fut extrêmement vive et pétulante. Il mettait en émoi tous ses camarades du même âge par ses malices, ses saillies et ses jeux. Ses maîtres à l’école ne savaient comment le maintenir tranquille sur son banc, et on ne trouva un jour d’autre moyen que de lui attacher avec une corde à la ceinture un poids de tourne-broche. Vers huit ou neuf ans, cette perpétuelle activité se tourna en entier du côté de