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HENRY FIELDING.

traire dans Tom Jones, c’est une vérité constante, une vraisemblance qui ne se dément jamais : c’est la nature prise sur le fait, finement observée, et rendue avec une délicatesse sans exemple. C’est en cela surtout que ce livre se distingue de tous les livres du même genre qui l’ont précédé ou suivi.

Le succès de Tom Jones ne fut pas un seul instant indécis, et Millar, l’éditeur, en retira de si grands bénéfices, qu’il ajouta généreusement 100 livres sterling aux 600 qu’il avait données pour acquérir le manuscrit.

L’éloge et la critique de ce roman ont été épuisés en Angleterre par le docteur Murphy, le docteur Blair et l’auteur d’Ivanhoë, et en France par Laharpe et Suard. Cependant, comme les impressions et les souvenirs laissés par cette lecture immense varient nécessairement suivant le caractère personnel du lecteur, il n’est peut-être pas impossible de présenter à ce sujet des remarques nouvelles et vraies, malgré leur nouveauté.

Et d’abord, chacun des livres de l’ouvrage est précédé d’une explication, d’un proœmium apologétique ; car Fielding, qui regardait, et avec raison, l’histoire de Tom Jones, comme un genre de littérature absolument nouveau dans son pays, a cru devoir justifier à plusieurs reprises les formes et le plan de sa composition. Ces prœemia, que Laplace a supprimés comme des longueurs inutiles et oiseuses, ne sont pas les parties les moins curieuses et les moins fines de l’ouvrage. Dans les premières pages qui précèdent le premier livre, l’auteur explique les raisons qui l’ont décidé à présenter à son convive littéraire le menu du banquet qu’il va lui offrir, et il suit la comparaison de son récit avec un exploit culinaire si finement, si spirituellement, qu’on ne trouve rien dans toute la littérature anglaise qui se puisse mettre en parallèle, si ce n’est peut-être quelques stances du livre le plus spirituel que l’Angleterre ait jamais produit : je veux parler de Don Juan.

Quand au mérite général du roman, considéré en lui-même, il faut dire qu’il est aussi spirituel que Gil Blas, aussi amusant que Don Quixote, et qu’il réunit à ce double avantage un intérêt plus habilement et plus constamment soutenu. Chose rare