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S’il est attaqué quand il est dans l’eau, il le présente à la gueule ouverte du cayman, et l’animal, tâchant de le saisir, se perce le palais et la mâchoire inférieure avec ses pointes, de manière à ne pouvoir s’en débarrasser. Il reste alors au choix de l’Indien de le tuer en toute sûreté ou de le laisser se noyer, ce qui lui arrive bientôt, ne pouvant fermer la gueule. Pendant la campagne de Morillo, dans le pays d’Apuri, nous étions trois qui voyagions ensemble, chargés de dépêches pour le général Paez. N’ayant pu nous procurer un canot pour traverser un petit bras de l’étang de Canavichi, nous fûmes obligés de le passer avec nos chevaux à la nage, portant, comme cela se pratique ordinairement, nos selles sur la tête. Mes deux compagnons étaient les deux frères Gamarra, nés à Varinas. Le plus jeune, lieutenant des lanciers de Paez, tarda tellement sur le rivage, que nous avions déjà traversé quand il entra dans l’eau. Environ à moitié de la distance, nous vîmes un énorme cayman, connu pour habiter cet endroit, sortir de dessous des arbres. Nous criâmes à notre compagnon ; mais il était trop tard pour qu’il pût reculer. Quand l’alligator fut si près, qu’il était au moment de le saisir, Gamarra lui jeta sa selle à la tête. Le vorace animal prit le tout à la fois entre ses énormes mâchoires, et disparut pendant quelques instans ; mais, s’apercevant bientôt de son erreur, il ressortit de l’eau devant la tête du cheval, qui, le voyant alors pour la première fois, fut épouvanté et renversa son cavalier. Celui-ci était très bon nageur, et s’était presque échappé en plongeant et se dirigeant de notre côté, quand, en sortant la tête de l’eau pour respirer, l’alligator sortit aussi et le saisit par le milieu du corps. Cette scène horrible, qui se passa sous nos yeux, sans que nous pussions nous y opposer en rien, finit comme on peut le deviner : l’alligator, ayant noyé notre malheureux compagnon de voyage, reparut avec son cadavre sur le sable de la rive opposée, et se mit à le dévorer. »

Les voyageurs, en descendant à Caüjaral, prirent des chevaux et se dirigèrent sur San-Juàn de Pallàra, où devaient se trouver des troupes. De cette petite ville, ils se rendirent à San