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LE RENDEZ-VOUS.

événement qui eût laissé des vestiges dans ce cœur sombre et solitaire. Peut-être toutes les espérances trompées, tous les désirs avortés, qui chaque jour attristaient davantage l’esprit de Julie, se reportaient-ils, par un jeu naturel de l’imagination, sur cet homme, dont les manières, les sentimens et le caractère paraissaient lui offrir tant de sympathies avec les siens. Mais cette pensée avait toujours l’apparence d’un songe, d’un caprice : c’était un rêve impossible, toujours clos par des soupirs ; et Julie se réveillait plus malheureuse, sentant encore mieux ses douleurs latentes après les avoir endormies sous les ailes d’un bonheur imaginaire.

Parfois, ses plaintes prenaient un caractère de folie et d’audace ; elle voulait des plaisirs à tout prix ; mais plus souvent elle restait en proie à je ne sais quel engourdissement stupide ; elle écoutait sans comprendre, ou elle avait des pensées si vagues, si indécises, qu’elle n’eût pas trouvé de langage pour les rendre. Froissée dans ses plus intimes volontés, dans les mœurs que, jeune fille, elle avait rêvées jadis, elle était obligée de dévorer ses larmes, car à qui se serait-elle plaint ? de qui pouvait-elle être entendue ? Puis, elle avait cette extrême délicatesse, si belle chez les femmes, cette ravissante pudeur de sentiment, qui consiste à taire une plainte inutile, à ne pas prendre un avantage quand le triomphe doit humilier le vainqueur et le vaincu. Julie essayait de donner sa capacité, ses propres vertus à son mari ; elle se vantait de goûter un bonheur qu’elle n’avait pas, et toute sa finesse de femme était employée en pure perte à des ménagemens ignorés de celui-là même dont ils perpétuaient le despotisme. Par momens, elle était ivre de malheur, et sans idée, sans frein ; mais heureusement, une piété vraie la ramenait à une espérance suprême ; elle se réfugiait dans la vie future, et cette admirable croyance lui faisait accepter de nouveau sa tâche douloureuse. Ces combats si terribles, ces déchiremens intérieurs, ces longues mélancolies étaient inconnus, sans gloire ; nulle créature ne recueillait les regards