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LITTÉRATURE CRITIQUE.

calorique et le carbone dans un brasier. Le possible et l’impossible sont tellement fondus, amalgamés dans cette singulière histoire, qu’on ne peut vraiment pas plus tirer une ligne de démarcation entre eux qu’entre l’intelligence et la matière, qu’entre l’âme et le corps. Tout peut être naturel ou non ; la contractilité des peaux et leur raccornissement, les passions volcaniques de Raphaël, l’obsession d’un monomane, M. de Balzac se joue de notre incrédulité avec tout cela. Puis, quand Raphaël est heureux, c’est-à-dire quand il est aimé, il veut détruire son talisman fatal, et n’en peut venir à bout. Il essaie inutilement sur la Peau de Chagrin l’action de la physique et celle de la mécanique ; et l’auteur nous donne un procès-verbal de l’opération tellement clair et détaillé, qu’on ne sait plus que penser. Raphaël jette sa Peau de Chagrin au fond d’un puits, son jardinier la retire, et veut absolument qu’il examine ce singulier phénomène. S’il l’eût lancée à la mer, son cuisinier l’aurait retrouvée dans le premier poisson qu’il eût éventré ; si c’eût été dans le cratère du Vésuve, le volcan eût fait éruption tout exprès pour la lui rejeter à la figure. Cette Peau de Chagrin, à tout prendre, n’est pas plus absurde que le nœud de la plupart des drames et des romans que nous admirons. Toute la différence est peut-être qu’ici l’impossibilité matérielle est audacieusement mise à nu, et que là elle est déguisée plus ou moins maladroitement. Ici on la voit d’abord, et on finit par la perdre de vue ; là, on la découvre et on la voit toujours… Je parlais un jour du beau tableau de M. Delacroix devant quelques personnes qui ne le connaissaient pas ; on se récria contre cette liberté allégorique, descendant sur les pavés de nos barricades, et marchant poudreuse au milieu du peuple de juillet… Mais, regardez le tableau de M. Delacroix, lisez la Peau de Chagrin de M. de Balzac, et vous croirez à la magie des arts…


Émile Deschamps.