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VOYAGES.

les œuvres et la demeure de l’homme. Des deux bâtimens que j’ai laissés sur ma droite, l’un porte le nom d’hôpital, parce qu’il offre un abri et des alimens provisoires aux voyageurs égarés ; l’autre, celui de tombeau, parce que c’est là que prennent place tous les ans les corps de ceux de ces infortunés qu’une cruelle fatalité a dérobés aux recherches des charitables religieux. Ils y sont disposés avec une sorte d’ordre, comme une halte de pélerins qui se seraient endormis en priant ; et le premier sentiment qu’ils inspirent est la crainte de troubler leur repos, car rien dans leur aspect n’effraie les sens des horribles symptômes de la décomposition. Ici la nature n’a plus de force pour conserver la vie, mais elle n’en a plus pour détruire les formes. Jamais le sommeil de ces Épiménides chrétiens ne sera violé par la faim profane des bêtes de proie ; jamais le ver du sépulcre ne filera sa chrysalide funèbre sous leurs vêtemens, et quand l’ange de la résurrection viendra les éveiller, il n’aura qu’une âme à leur rendre. La vanité, qui ne veut pas mourir tout entière, la piété des épouses, des enfans, des amis, qui aspire à conserver tout ce que le trépas lui laisse des objets qu’elle a aimés, n’ont pas besoin au mont Saint-Bernard du secret des Guanches et des Égyptiens. Le cadavre est une momie qui sort toute faite des mains de la mort.

Il semble qu’on ait dit tout ce qu’il est possible de dire sur les touchans caractères de l’hospitalité au couvent du mont Saint-Bernard ; on n’a peut-être pas dit assez combien elle est simple, naturelle, égale pour tous. Ailleurs on la reçoit comme un bienfait, là on en jouit comme d’un droit. Les religieux paraissent appelés comme les étrangers au partage d’un bien qui appartient à tous, et qu’ils ne doivent eux-mêmes goûter qu’en passant. Il n’est que trop vrai qu’aucun d’eux ne le possédera long-temps dans cette atmosphère qui dévore si rapidement la vie. Les uns mourront jeunes, liés à leurs périlleux devoirs, avec une héroïque obstination ; les autres, avertis à temps par un dépérissement infaillible, iront vaquer, dans la plaine, aux soins de la quête ou au mi-