Page:Revue des Deux Mondes - 1831 - tome 4.djvu/139

Cette page a été validée par deux contributeurs.
129
LA TÊTE NOIRE.

Je me hâtai de quitter ce rocher alpin qu’une république, d’ailleurs honorable par sa sagesse et sa simplicité, a vendu à deux Anglais, et je cherchai avec impatience quelque lieu sauvage et périlleux, où l’homme, pressé de s’affranchir des terreurs de son passage, n’eût pas le temps d’attacher un monument de son orgueil. Il faut arriver pour cela au Mâpas, ou Mauvais pas de la Tête-Noire, faîte mouvant d’une muraille perpendiculaire de rochers, qui domine le précipice de quelques centaines de toises, sans qu’aucun objet intermédiaire soutienne l’œil ou repose la pensée au-dessus de ces immenses profondeurs. C’est là que le poète aurait pu placer le vertige, cet Adamastor des montagnes, dont le bouclier tournoyant fait passer avec une incroyable rapidité tous les aspects du ciel et de la terre sur ses facettes innombrables. Au moment où nous arrivions, on venait de donner à ce passage beaucoup plus de sécurité. Il est maintenant sans danger ; et de là jusqu’à Trient, la route se prolonge dans des bois délicieux.

Vous avez souvent éprouvé comme moi l’inévitable ennui de ces rencontres inopinées qui désenchantent aujourd’hui l’imagination dans toute la solitude, et qui viennent rappeler les salons de Londres et de Paris, au milieu des scènes les plus solennelles de la nature. Rousseau exprime quelque part avec son éloquence ordinaire l’indignation que lui inspira le bruit d’un métier à bas dans une de ces forêts vierges où il semblerait que l’homme ne fût jamais parvenu. Qu’aurait-il dit si on y avait été poursuivi de son temps par la cohue insipide des élégans et des dandys qui viennent se faire voir aux Alpes, et s’il eût été condamné à subir au bord des abîmes, une conversation composée de tout ce qu’il y a de plus substantiel dans la politique des petits journaux, et de plus solidement littéraire dans les débats des coulisses ? J’avoue que je ne craignais pas à la Tête-Noire l’inconvénient dont M. de Forbin se plaint avec une colère de si bon goût dans son Voyage en Égypte, et que je vis avec regret flotter