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LA TÊTE NOIRE.

leur équipage, ni la pelotte de l’amateur d’insectes, ni le marteau du minéralogiste ; et je les ai vus profiter du moment où nous nous reposions sous quelques jolis abris pour dérober aux rochers un fragment curieux, ou pour compter les étamines d’une fleur douteuse. Leur mémoire est enrichie d’ailleurs d’une immense quantité de souvenirs qu’ils aiment à prodiguer, mais sur lesquels ils n’insistent pas jusqu’à l’importunité avec un homme d’un esprit rêveur et méditatif, qui leur a fait comprendre que le silence est une des beautés du désert ; ils savent les traditions du pays, depuis l’histoire du géant qui appuyait un de ses pieds sur le Mont-Blanc, l’autre sur le Bréven, et qui se désaltérait dans l’Arve, jusqu’à cette époque de nos guerres politiques où le parti opprimé vint prendre ces montagnes pour retranchement, et déployer le drapeau vaincu dans une forteresse naturelle, inexpugnable au vainqueur. Gabriel Payot a été le guidé favori d’Ebel, et il s’honore d’avoir accompagné M. de Chateaubriand dans plusieurs de ses voyages alpins. Il raconte que M. de Chateaubriand, étant arrivé à peu de distance du sommet du Mont-Blanc, ses guides sentirent la nécessité de rétrograder, parce que le temps était devenu très-menaçant, et que le voyageur, qui n’avait pris aucune part à leur conférence, insistait pour marcher encore. Pendant que ce texte nous occupait et se développait dans notre entretien en longues paraphrases, nos guides en répétaient souvent le refrain ; ils semblaient comprendre le Justum ac tenacem… virum d’Horace, et cependant le plus habile des deux n’avait lu que Bourrit, Ebel, Pictet et Saussure ; mais le guide des Alpes peut bien ne pas concevoir une force morale, supérieure à celle de ces héros du savoir, qui exposent leur vie pour aller peser l’air à une lieue perpendiculaire au-dessus de l’océan, et je crois franchement qu’il tient moins de compte à notre illustre écrivain de son génie et de sa probité de caractère, que de l’intrépidité avec laquelle il marche sur les glaciers.

En sortant du prieuré, on remonte d’abord la rive droite