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LITTÉRATURE.

appréhension qui glace mes sentimens, et me jette dans une torpeur continuelle. Je suis sans voix pour me plaindre, et sans paroles pour exprimer ma peine.

— Enfantillages, niaiseries que tout cela !… s’écria la tante.

Et en ce moment, un gai sourire anima son visage desséché.

— Et vous aussi vous riez ?… dit avec désespoir la jeune femme.

— J’ai été ainsi !… reprit promptement la marquise. Maintenant que Victor vous a laissée seule, n’êtes-vous pas redevenue jeune fille, gaie, tranquille, sans plaisirs, mais sans souffrances ?

Julie ouvrit de grands yeux hébétés.

— Enfin, mon ange, vous adorez Victor, n’est-ce pas ?… mais vous aimeriez mieux être sa sœur que sa femme ?…

— Hé bien, oui, ma tante !… Mais pourquoi sourire ?…

— Oh !… vous avez raison, ma pauvre enfant !… Il n’y a, dans tout ceci, rien de bien gai. L’avenir serait pour vous, gros de plus d’un malheur, si je ne vous avais pas prise sous ma protection, et si ma vieille expérience n’avait pas su deviner la cause innocente de vos chagrins… Mon neveu ne méritait pas son bonheur… le sot ! Sous le règne de notre bien-aimé Louis xv, une jeune femme, qui se serait trouvée dans la situation où vous êtes, aurait bientôt pu punir son mari. L’égoïste ! Les militaires de ce tyran impérial sont tous de vilains ignorans ; ils prennent la brutalité pour de la galanterie ; ils ne connaissent pas plus les femmes qu’ils ne savent faire l’amour ; ils croient que parce qu’ils vont se faire tuer le lendemain, ils sont dispensés d’avoir des égards et des attentions pour nous. Autrefois l’on savait aussi bien aimer que mourir à propos… Allez, ma nièce, je vous le formerai !… je ferai cesser le triste désaccord qui vous mènerait l’un et l’autre à la haine, au désespoir, et vous, à la mort peut-être…

Julie écoutait la vieille marquise avec autant d’étonnement