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LITTÉRATURE CRITIQUE.

se meurt, et dont le père n’ose pas pleurer, parce qu’il est général en chef, et n’ose pas non plus s’asseoir au chevet de son fils, parce que l’armée est l’aînée dans la famille qu’on lui a donnée.

J’entrevois bien d’autres tableaux encore, et je ne vous en dis que l’ensemble ; prenez le livre, qui que vous soyez, à qui je parle dans la Revue des Deux Mondes, et vous verrez avec quel bon goût et quel esprit sont tracés les détails. J’en veux encore pour preuve cette anecdote :

« Il y avait dans une des salles de l’hôpital une femme qui excitait l’intérêt de tout le monde : c’était une vivandière du 37e, jeune, vive et fraîche, mariée ou non à un sapeur, qui, dans tous les cas, l’aimait comme une maîtresse et comme une femme tout à la fois. Elle avait été blessée le 29, au plus fort de la mêlée, au moment où elle distribuait quelques verres d’eau-de-vie ; une balle lui avait fracassé le genou ; elle fut portée à l’ambulance, et de là à Sidi-Ferruch. Sa blessure était grave ; elle nécessitait l’amputation de la cuisse : le sapeur ne quitta pas le chevet de son lit. L’opération ne l’effrayait pas : son courage était admirable ; mais elle s’attendrissait en pensant que, mutilée, elle ne serait plus qu’une charge pour son mari : elle voulait mourir pour le rendre à la liberté. Les raisons que lui donnait le sapeur pour se laisser amputer étaient déchirantes de naturel et de tendresse : il lui disait, la voix émue, les yeux humides, en agitant devant sa figure un chasse-mouche fait de feuilles de palmier : « Geneviève, ne crains rien, le colonel m’a promis que tu resterais toujours vivandière du régiment ; je vas, en sortant d’ici, tuer un Bédouin et lui prendre son cheval : tu feras ton service bien montée : une jambe de moins, ça n’empêche pas de vivre ni de marcher ; et qui sait si je remporterai les deux miennes de ce pays ? ce qui t’est arrivé à toi peut m’arriver à moi. Est-ce que tu ne m’aimerais plus pour ça, nom de D… !!! » — Geneviève souriait en lui serrant la main ; de grosses larmes tombaient sur son épaisse barbe noire, et il ajoutait, pour achever de la décider : « Va ton train, tu sais que je connais M. de La Tour-Maubourg ; mon père a été