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ANECDOTES SUR ALGER.

qu’il était écrit que le dey devait assister à une grande fête que lui donnait le plus aimable peuple de la terre en un lieu nommé la Porte de Saint-Martin.

— Serait-ce la sublime Porte ? demanda le Sultan en jetant sur la sultane un regard plein de pénétration.

— La plus sublime de toutes les Portes, reprit la sage Shéhérazade, car on y voyait une multitude d’hommes et de femmes assis pêle-mêle, selon l’étrange usage des infidèles, et considérant une vingtaine d’hommes et de femmes éclairés magnifiquement, et vêtus plus magnifiquement encore, qui se parlaient, se battaient et s’embrassaient comme jamais le dey n’avait vu se parler, se battre et s’embrasser. Parmi ces hommes, il y avait une femme qui avait des yeux de gazelle et des épaules d’une beauté merveilleuse. Elle paraissait d’abord fort tranquille chez elle, mais ensuite il lui arrivait toutes sortes d’aventures extraordinaires et pitoyables, qui jetaient la multitude et le dey lui-même dans un étonnement et une tristesse impossibles à décrire. Elle souriait au commencement de la nuit, et parlait avec tant de grâce, que toute l’assemblée était mise en joie, et lui tendait les bras en frappant des mains continuellement. Ensuite elle demandait grâce à tous les hommes pour son amant, et à son amant pour elle, et se jetait aux pieds de tous, et disait des vers pour leur plaire, et faisait tout ce qu’il est possible de faire pour leur être agréable, sans rien obtenir de personne de toute la soirée. Alors elle fondait en larmes avec une douleur profonde, se lamentait avec une voix si touchante, faisait des gestes si désespérés et si élégans tout à la fois, que l’assemblée pleurait tout autant qu’elle-même en la voyant. Le dey, qui était le plus clément de tous les vrais croyans, en fut tellement attendri, que ses larmes troublèrent complètement le verre de ses lunettes, et qu’un brouillard épais se répandit sur les quatre lumières de ses yeux. Il étendit la main avec la même majesté que lorsqu’il avait si noblement usé de son chasse-mouche de bois de santal, et dit à son drogman :

— Au nom de Dieu clément et miséricordieux, va m’a-