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LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE.

travers les muses étrangères, et le théâtre de la cour retentit enfin des vers harmonieux d’une tragédie retraçant un sujet national. Ce jour fut marqué par un double triomphe ; et dans les jeux de la scène, les Russes éprouvèrent pour la première fois le plaisir de s’intéresser à eux-mêmes.

L’impératrice consacra le succès éclatant de cette représentation par l’établissement d’un théâtre public à Pétersbourg ; les actrices y furent admises : jusqu’alors les rôles de femmes avaient été joués par des hommes. Soumarokof fut nommé directeur de ce nouveau théâtre, et Volkof le premier acteur. Trois ans après, Moscou eut aussi son théâtre public. Tout semblait concourir aux progrès rapides des conceptions dramatiques. Dmitrefsky[1], le plus grand comédien qu’ait possédé la Russie, débutait avec éclat, et devenait pour ses camarades un modèle de bonne déclamation.

Ici se présente naturellement une observation qui n’est pas sans intérêt : quand les Russes sentirent le besoin des jouissances intellectuelles, la plupart des nations de l’Europe étaient parvenues à l’apogée de leur gloire littéraire. Entourés des chefs-d’œuvre anciens et modernes, les premiers écrivains du Nord durent recueillir le fruit de leur étude des bons modèles ; leur début peut donc avoir été plus heureux que celui des autres peuples ; mais, d’un autre côté, s’ils ont échappé à l’inconvénient de voir leur berceau littéraire souillé par des compositions ignobles et triviales, les Russes ne peuvent pas, comme nous, jouir du plaisir d’étudier l’accroissement progressif de leur littérature.

  1. Cet acteur, célèbre en Russie, éprouva le besoin d’aller fortifier son talent à l’école des grands maîtres. Le gouvernement encouragea cette louable émulation. Dmitrefsky fit un long séjour à Paris, où il se lia avec Lekain, qui lui dévoila les secrets de son art. De Paris, il se rendit à Londres, où il profita des leçons du célèbre Garrick. À son retour en Russie, il fit jouir ses compatriotes de la perfection de son jeu. Cet artiste, que son esprit, ses qualités et son rare talent faisaient rechercher par la bonne compagnie, est mort à St.-Pétersbourg, dans l’hiver de 1821, à l’âge de quatre-vingt-douze ans.