Page:Revue des Deux Mondes - 1831 - tome 2.djvu/115

Cette page a été validée par deux contributeurs.
105
LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE.

fort mauvais poète. Tout le monde connaît les insultes faites à sa traduction en vers russes du Télémaque de Fénélon. Trente ans après sa mort, l’impératrice Catherine, dans ses soirées de l’Ermitage, donnait pour pénitence aux personnes de sa cour une tirade de la Telemakhida à réciter ; c’était le châtiment le plus sévère qu’elle pût infliger.

Deux aurores littéraires s’étaient déjà levées sur la Russie, mais le jour ne brillait pas encore ; enfin il parut et s’éleva d’un des points de l’horizon d’où il était le moins attendu.

Le jeune Lomonossof était né en 1711, au village de Dénissofsky, à peu de distance de Kholmogory et d’Archangel, sur les bords de la mer Blanche. Condamné par le sort aux travaux les plus grossiers, fils d’un pauvre pêcheur, le désir de s’instruire tourmenta son enfance ; heureux d’avoir pu se procurer une grammaire[1] et un psautier, il les lut avec attention ; il les récitait sans cesse, et, dominé par une inquiétude vague qu’il ne pouvait définir, maîtrisé par cette fièvre du génie qui veut et ne peut créer, il quitte un jour Kholmogory, et traversant à pied l’espace immense qui sépare Archangel de Moscou, il vient se jeter aux genoux d’un évêque, qui, subjugué par la franchise et le noble désir du

  1. La langue russe est une des nombreuses branches de la langue slavonne, qui est celle employée dans le culte divin en Russie. Ce dialecte éprouva de fréquentes altérations avant de parvenir au degré où il est aujourd’hui. Les invasions des Tatars, qui se prolongèrent depuis l’an 1224 jusqu’en 1462 ; l’envahissement des Lithuaniens et des Polonais, qui occupèrent, vers le milieu du quinzième siècle, plusieurs grandes provinces russes, exercèrent une pernicieuse influence sur la langue. Elle se fit sentir jusqu’au commencement du dix-huitième siècle. À cette époque, sous Pierre-le-Grand, on réforma l’alphabet russe ; on supprima plusieurs lettres inutiles ; on retrancha les accens et les abréviations. Enfin, Lomonossof, en 1740, donna une nouvelle vie à la langue nationale : il rejeta tout ce qui était étranger, tout ce qui était bas et trivial. C’est de son temps que date le règne du langage poétique.