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L’ENFANT MAUDIT.

dale de veines et de muscles si saillans, qu’elle ressemblait à une branche de hêtre entourée des tiges d’un lierre jauni.

En contemplant la puissante figure du comte, un enfant l’aurait attribuée au corps d’un de ces ogres dont les nourrices racontent de si terribles histoires. Il suffisait de voir la largeur et la longueur de la place occupée dans le lit par le comte pour lui reconnaître des proportions gigantesques. Ses yeux étaient surmontés de gros sourcils grisonnans qui cachaient les paupières, de manière à donner à son regard une sorte de férocité dont on ne peut avoir une idée qu’en le comparant à celui d’un loup. Sous son nez, deux larges moustaches peu soignées, car il méprisait singulièrement la toilette, ne permettaient pas d’apercevoir sa lèvre supérieure ; et, heureusement pour la comtesse, la large bouche de son mari était muette en ce moment, car les plus doux sons qui en sortaient la faisaient frissonner. Enfin, quoique le comte d’Hérouville eût à peine cinquante ans, au premier abord on pouvait lui en donner soixante, tant les fatigues de la guerre, sans altérer sa constitution robuste, avaient outragé sa physionomie ; mais il se souciait fort peu de passer pour un mignon.

La comtesse, qui atteignait à peine sa dix-huitième année, formait, auprès de cette immense figure, un contraste pénible à voir. Elle était blanche, svelte, délicate. Ses cheveux châtains se jouaient sur son cou comme des nuages de bistre. Vous eussiez dit d’une apparition.

— Non, il ne nous tuera pas !… s’écria-t-elle mentalement après avoir long-temps contemplé son mari. N’est-il pas franc, noble, courageux et fidèle à sa parole… — Fidèle à sa parole ?…

En reproduisant cette phrase par la pensée, elle tressaillit violemment, elle pâlit et resta comme stupide.

Pour comprendre toute l’horreur de la situation où se trouvait la comtesse, il est nécessaire d’ajouter que cette scène nocturne avait lieu en 1593, époque à laquelle la guerre civile régnait en France, et où les lois y étaient sans vigueur.