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VALACHIE.

lage ; il faut réunir quelques hommes, et les forcer à aller prendre gîte plus loin, — Croyez-moi, monseigneur, n’ayez rien à démêler avec ces gens-là ; c’est le plus sage ; les Bohémiens sont comme les chardons : ils font du mal à ceux qui les touchent.

Cet avis était le plus sensé, aussi ne l’écoutai-je pas : je fis signe de me suivre au brave Bivalaki, qui, pour avoir conseillé la prudence, n’en était pas moins prêt à me défendre des suites d’une sottise ; et, me mettant en route avec lui, je fus bientôt arrivé au camp des Bohémiens, à deux cents pas environ du village. De mauvaises tentes en poil de chèvre composaient tout l’établissement, et la porte était tournée du côté opposé au village. J’arrivai donc sans être aperçu. J’appliquai l’œil à l’une des nombreuses déchirures de l’une des tentes, et je vis… (l’œil d’un chrétien n’a pas été souvent régalé d’un pareil spectacle) ; autour d’un vaste feu allumé devant la porte, je vis entassées pêle-mêle quelques créatures humaines dont je pouvais à peine distinguer la forme, au milieu des nombreux quadrupèdes qui se confondaient avec elles ; la seule marque de supériorité que les bipèdes humains avaient pu s’arroger était de se placer plus près du feu, pour surveiller sans doute plus facilement l’importante affaire du souper qui s’apprêtait dans une immense chaudière. Des enfans nus, suspendus au sein de leurs mères nues et basanées comme eux, formaient avec tout cela des groupes hideux de misère et de malpropreté. J’ai dit leurs mères, je me trompe ; car, tout étant commun dans la république, femmes comme enfans, il n’y a pas plus d’épouses qu’il n’y a de mères. La nourrice donne son lait à l’enfant qui se trouve à côté d’elle, et qui, après tout, est peut-être le sien, mais elle n’en sait rien ; le cochon de lait tette à l’ânesse, le jeune chien à la truie, le chat à la chienne : tout est pêle-mêle, tout confondu. Les démarcations de races, les relations de famille n’existent plus dans cette horrible anarchie, dans ce chaos de la nature, où