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sidérant toujours la géométrie comme le domaine le plus élevé où puissent s’exercer les facultés de l’esprit, il la regarde désormais comme tout à fait inutile, surtout depuis qu’il a entrepris des études tellement différentes de ses travaux antérieurs que ces derniers se sont presque évanouis de sa mémoire.

Il reste convaincu que la grandeur et les titres de noblesse de l’homme résident dans la pensée et que c’est à elle qu’il faut nous attacher. Comparés aux grandes masses qui nous entourent nous ne tenons que peu d’espace et notre puissance est négligeable auprès de la leur. Nous sommes des roseaux, mais des roseaux pensants, et les masses extérieures ont beau nous écraser, elles n’atteindront jamais la dignité que confère la pensée (fr. 346-348). Mais cette pensée tant exaltée par Pascal se réduisait de plus en plus, pour lui, à n’être qu’une servante de l’explication théologique. De même que, pendant sa période « mondaine », il avait décrit la passion de l’amour comme consistant dans une concentration, une précipitation de toutes les pensées vers un seul but, de même, maintenant que la religion était devenue sa passion dominante, il n’admettait que des pensées orientées dans cette seule direction.


Dans le cas de Kierkegaard, les données intellectuelles sont tout autres. Grandi parmi les épigones du Romantisme, il vit, pendant quelques années, dans la métaphysique hégélienne, l’idéal philosophique, tandis qu’aux yeux de Pascal la pensée idéale se trouvait représentée par la géométrie. Dans un système comme celui de Hegel, où une nécessité intérieure enchaîne toutes les parties les unes aux autres, il n’est rien qui n’ait sa place logiquement marquée. La Poésie, la Religion, la Science n’étaient donc pour Kierkegaard que les formes diverses ou successives d’une même et divine vérité. Tel fut le rêve de sa jeunesse, dont il finit enfin par s’affranchir — sur les pas de son maître, le professeur Paul Moller, le plus danois de tous les écrivains danois. Le mérite de Kierkegaard, dans l’ordre philosophique, est d’avoir été un des premiers à critiquer la philosophie spéculative du point de vue de la théorie de la connaissance (Postscriptum définitif non scientifique, 1846)[1]. Il montre que même s’il existait une connaissance absolue, chacun de nous serait obligé pourtant de commencer, à un point déterminé,

  1. Alsluttende ucidenskabelig Efterskrift. Copenhague, 1846.