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grosses envers la vie, au simple désir de se vouloir connaître ». — Qu’on est donc loin du temps où « Dieu » et les « jeux d’enfant » voisinaient en paix dans son cœur. Leur antagonisme constitue un problème dont la solution demande l’énergie tout entière de la vie. Et, en effet, l’effort pour concilier les inconciliables est caractéristique de toute la vie de Kierkegaard. Il ne va pas d’un extrême à l’autre : les contraires sont là, en présence, depuis toujours, seulement leur opposition se fait plus tranchante au fur et à mesure qu’avance le développement de son individualité, et l’effort pour les vaincre s’en augmente à proportion. C’est à l’échelle de sa propre expérience que Kierkegaard a pu mesurer l’intensité d’effort de la vie personnelle.

Un moyen s’offrait à lui pour tenir la mélancolie en échec et soulager la tension intérieure : il n’avait qu’à se laisser aller à son penchant à la production littéraire. Ce lui était une délivrance de s’adonner à la production littéraire. Comme la Princesse des Mille et une nuits qui contait pour sauver sa vie, il sauva la sienne, dit-il, en écrivant. A la première période de l’écrivain (1843-1846) remontent quelques-uns de ses écrits les plus connus : Ou l’un ou l’autre et Étapes de la route humaine. Ils roulent sur l’objet même de ses luttes intimes : l’élaboration intérieure de la personnalité, la conquête d’un noyau solide autour duquel graviteront les autres éléments de l’âme. Par là ses premières œuvres purent servir en outre à stimuler la génération énervée du Romantisme et de la philosophie spéculative que les épigones entraînaient à émousser les antagonismes de l’homme et à rabaisser de ce fait sa vie spirituelle. Kierkegaard n’a pu prétendre qu’il ait eu en vue d’exercer une telle influence à l’origine de sa carrière. Honnêtement il se rendait compte qu’il y avait eu, en lui, une tension qui appelait un dérivatif. Au contraire de Pascal qui se proposait délibérément, dans ses Provinciales, de combattre un affaissement de la morale, Kierkegaard en vint peu à peu, et sans l’avoir vraiment voulu, à travailler dans le même sens. Il n’était d’ailleurs pas encore à ce moment aussi avant que Pascal dans son développement religieux.

Une nouvelle période dans la carrière de Kierkegaard (1847-1855) s’ouvrit justement parce que sa vie intérieure prit décidément un caractère de plus en plus religieux. Il écrit dans son Journal (1847) : « J’éprouve maintenant le besoin d’une compréhension de plus en plus profonde de moi-même en me rapprochant toujours