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dienne, c’est parce que l’espace réel est euclidien, et d’autre part, que nous ne pourrons jamais nous assurer que notre espace soit exactement euclidien ; car comment un espace sensiblement euclidien, comme serait nécessairement celui de notre expérience, aurait-il pu nous donner l’idée d’un espace rigoureusement euclidien ? D’ailleurs M. Poincaré lui-même s’est nettement prononcé contre l’empirisme naïf de certains mathématiciens qui s’imaginent que « l’Univers » leur est donné immédiatement dans la perception avec ses lois, et qui croient constater comme des « faits physiques » des relations abstraites comme celle d’égalité : « Si la géométrie était une science expérimentale, elle ne serait pas une science exacte » ; et il en conclut que les postulats ne sont pas des vérités expérimentales[1].

Parmi les raisons qu’il donne à l’appui de cette assertion, il en est une qui nous semble frappante. Certains métagéomètres se sont demandé si par hasard l’espace réel ne serait pas anomaloïde, et pour le vérifier, ils ont proposé de s’adresser à l’astronomie. En effet, comme l’aire d’un triangle sphérique a pour mesure l’excès de la somme de ses trois angles sur deux droits, cet excès sphérique est d’autant plus grand que le triangle lui-même est plus grand ; de sorte que si l’espace était légèrement anomaloïde, on pourrait s’en apercevoir en constatant un excès sphérique dans les triangles astronomiques. M. Poincaré montre péremptoirement que ces présomptions sont tout à fait chimériques, et que l’astronomie ne fournit aucun moyen de vérifier si notre espace est bien homaloide. En effet, ce qu’on appelle ligne droite en astronomie, c’est simplement la trajectoire du rayon lumineux ; donc, si par impossible on venait à constater un excès sphérique dans un triangle ayant pour sommets des astres et pour côtés les rayons lumineux issus de ces astres, « on aurait le choix entre deux conclusions : ou bien renoncer à la géométrie euclidienne, ou bien modifier les lois de l’optique et admettre que la lumière ne se propage pas rigoureusement en ligne droite. Inutile d’ajouter que tout le monde regarderait cette dernière solution comme plus avantageuse », ou plutôt qu’on ne penserait pas un seul instant à la première. Nous en concluons, avec l’auteur, que toute vérification expérimentale du postulatum d’Euclide est impossible, et que notre géométrie n’a rien à espérer ni à craindre de la part de l’expérience.

Bien plus, M. Poincaré donne raison implicitement au criticisme, et apporte à la thèse de l’idéalité de l’espace un argument précieux et, selon nous, décisif. Il soutient que si nous étions brusquement transportés dans un espace anomaloïde ou dans un monde à quatre dimensions, nous n’aurions pas de difficulté à en rapporter les phénomènes à notre espace euclidien. On peut encore rendre compte de ce paradoxe par une analogie. On sait que certaines surfaces peuvent s’appliquer les unes sur les autres,

  1. M. Poincaré a confirmé cette conclusion en repoussant, dans une note ultérieure, la prétention de M. Mouret, qui avait essayé mal à propos de détourner au profit de l’empirisme les affirmations pourtant bien précises de notre savant collaborateur. (Revue générale des sciences, 3e année, nos 1 et 2, 15 et 30 janvier 1892.)