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faits d’expérience, et traduisent approximativement les propriétés de l’espace réel qu’il nous est donné de percevoir.

XV. — Si l’espace euclidien est une donnée expérimentale, les néogéomètres ont le droit de s’en affranchir, et de construire d’autres espaces en partant d’autres postulats. C’est ainsi que M. de Tilly classe les espaces logiquement possibles par des dichotomies successives, dont chacune laisse le choix entre un des axiomes de la géométrie traditionnelle et sa négation. Les propriétés des divers espaces auxquels conduisent ces alternatives contradictoires dérivent de la définition analytique de la distance de deux points, définition qui est absolument arbitraire, dès qu’on la sépare de l’intuition de la ligne droite. De même, M. Calinon, rejetant toute donnée soi-disant empirique, définit la ligne droite une ligne telle que par deux points il n’en peut passer qu’une, et sur cette définition de la droite générale (qui est en général une courbe) il fonde une géométrie générale, dont la géométrie euclidienne, avec la ligne droite proprement dite, n’est qu’un cas particulier. Quant à sa prétention de se passer de la notion de ligne droite pour composer la géométrie sphérique, et plus généralement la géométrie des surfaces courbes, elle ne saurait se soutenir, car la ligne droite est imphquée dans le rayon de la sphère et en général dans les rayons de courbure des surfaces, de sorte que l’étude des étendues à deux dimensions suppose, comme M. Liard l’a montré, la considération de l’espace à trois dimensions.

XVI. — M. Renouvier conclut cette critique des géométries non euclidiennes par un réquisitoire contre les métagéomètres, qu’il accuse d’empirisme, de scepticisme et de mysticisme algébrique. Leur mysticisme consiste à attribuer une sorte de réalité objective et de vertu créatrice aux formules abstraites, et à croire que l’on peut construire des espaces ad libitum avec des symboles analytiques. Ils sont empiristes, puisqu’ils attendent de l’expérience la vérification de l’une des géométries qu’ils déclarent également possibles au point de vue logique. Enfin ils sont sceptiques, attendu qu’ils proposent à la fois plusieurs géométries qui se contredisent et s’excluent, et qu’ils rendent douteuse la vérité des postulats en soutenant la légitimité de leur négation. Ils en arrivent à mettre en question toutes les propriétés de l’espace et même à se demander, comme M. Calinon, si la courbure de l’espace ne varierait pas avec le temps, de sorte que, même en admettant qu’il fit sensiblement homaloïde (sans courbure) aujourd’hui, il pourrait se déformer peu à peu et déformer en même temps tous les corps qu’il contient. L’auteur recueille l’aveu de M. Lechalas, qui reconnaît que les données intuitives sont nécessaires à la constitution d’une géométrie quelconque, et il montre que les postulats formulent justement ces hypothèses fondamentales qui sont la matière indispensable du calcul, et dont la géométrie ne saurait se passer. Toutes les tentatives des néogéomètres pour ébranler la certitude des postulats confirment donc la théorie criticiste, à savoir que l’analyse pure, fondée uniquement sur le principe formel de contradiction, ne peut suffire à engendrer les vérités géométriques avec leur contenu concret, et que les formules vides de l’algèbre ne prennent un sens géométrique et pour ainsi dire un corps que grâce aux jugements synthétiques a priori fondés sur l’intuition de l’espace.