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Lettre de Biran à Ampère.

M. Ampère veut expliquer l’étendue qu’il appelle phénoménale en disant que c’est le mode de coordination des phénomènes ou des intuitions propres et immédiates de la vue et du toucher. Il prétend que ce mode de coordination appartient également aux phénomènes de l’intuition et aux noumènes, aux choses telles qu’elles existent en soi ; par exemple, qu’il y a réellement et absolument des parties nerveuses coordonnées et juxtaposées dans les organes de la vue et du toucher, de manière à représenter à ces deux sens le phénomène de l’étendue visible et tangible.

Je demande sur cela si l’on peut conclure a priori de l’étendue réelle et nouménale des organes à l’étendue phénoménale de nos représentations d’étendue ; il est évident que nous ne pouvons qu’induire l’existence absolue d’un noumène étendu du phénomène qui nous est donné par l’intuition immédiate. Or ce phénomène n’emporte-t-il pas déjà avec lui l’idée ou la persuasion d’une existence réelle ? — On en convient, mais on dit qu’une telle persuasion a besoin d’être justifiée par la raison et, afin d’y parvenir, on part de l’existence absolue des choses comme elles existent en elles-mêmes pour expliquer les phénomènes ; c’est-à-dire qu’on part d’une induction probable des faits pour expliquer ces faits ; et l’accord qui règne entre ceux-ci et l’hypothèse établit sa réalité absolue[1]. Si l’on parvient à expliquer de cette manière des faits subordonnés, tels que ceux de la physique, on n’établira jamais ainsi aucune existence premiére, puisque ce qu’on suppose, quand il s’agit de la réalité correspondante aux faits primitifs, ressemble toujours à ce qu’on sent ou perçoit phénoménalement, et qu’il ne doit ni ne peut y avoir aucune ressemblance entre les phénomènes et les noumènes, c’est-à-dire entre certaines sensations, certaines apparences relatives à notre mode d’organisation et

  1. Dans sa lettre du 17 juin 1810, Ampère résume ainsi le plan général de sa démonstration de la réalité nouménale : « Ainsi se trouvent résolues ces quatre questions fondamentales de toute connaissance sur ce qui n’est pas nous-mêmes :

    « 1° Possibilité d’une telle connaissance ;

    « 2° Nature des notions qu’on peut sans absurdité faire entrer dans l’hypothèse ;

    « 3° Sorte de certitude dont elle est susceptible dans notre mode actuel d’existence ;

    « 4° Critérium de la vérité d’une hypothèse. »