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VIII

Lettre de Biran à Ampère[1].

1° Pour pouvoir concréter avec l’impénétrabilité et l’étendue réelle les phénomènes sensibles qui accompagnent cette représentation, il faut que ces phénomènes puissent être conçus comme inhérents au corps ou comme ressemblants à ce qui est censé lui appartenir en propre certainement. L’odeur, la saveur, le son ne ressemblent en rien à ce qui est dans le corps, c’est-à-dire ne sont point des modes divers de l’étendue jointe à l’impénétrabilité. Aussi ne rapportons-nous ces sensations aux corps que comme des effets à leurs causes ; et si elles étaient séparées de la représentation d’étendue et de mouvement, elles ne sauraient jamais nous suggérer l’idée de corps, quoiqu’elles pussent faire naître l’idée d’une cause modifiante. — Comment démontrer qu’un mode de coordination de phénomènes semblables, tels que ceux de la vue et du toucher, mode de coordination sans lequel ces phénomènes ne sauraient avoir lieu, n’est pas lui-même phénoménique ? Que seraient les intuitions coordonnées, sans le mode de coordination ? Que serait le mode de coordination sans les intuitions coordonnées ou coordonnables ? — S’il y a quelque chose de subjectif, ce sont ces modes de coordination ; et l’impossibilité qu’il y a eue à concevoir les noumènes tient précisément à ce que nous ne pouvons les en dépouiller. Car quelle nécessité y a-t-il à ce que les choses soient coordonnées hors de nous absolument comme elles le sont dans notre esprit ?

2° La réflexion ne nous montre point que la concrétion de phénomènes sensitifs avec l’impénétrabilité ait été faite mal à propos ; elle distingue seulement avec plus d’exactitude les rapports de causalité de ceux d’inhérence.

3° Il faut dire qu’il existe des causes inconnues que nous appelons corps qui produisent dans notre esprit les phénomènes d’étendue, de mouvement, de figures ; que tout ce que nous savons de ces causes, c’est qu’elles existent comme forces opposées à notre action, de

  1. Une longue lettre inédite d’Ampère datée de Sisteron (17 juin 1810) développe avec beaucoup plus de détails la doctrine résumée dans ces notes. Elle prouve que cette discussion capitale sur l’objectivité de nos connaissances est de l’année 1810.