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lorsque deux idées se succèdent, la raison de la succession est-elle dans les idées ? Mais il est également impossible que le dissemblable appelle le dissemblable (car alors l’ennemi serait ami de l’ami), et que le semblable appelle le semblable (car alors l’ennemi serait ami de l’ennemi ; et d’ailleurs le semblable n’a pas besoin du semblable)[1]. Ou encore, pour reprendre notre exemple de tout à l’heure emprunté à un autre dialogue, ce n’est pas parce que Théétète a été plus petit, qu’il est devenu plus grand. Nous ne pouvons expliquer le passage de la petitesse à la grandeur, envisagé maintenant en tant que passage et non plus en tant que relation intelligible et abstraite, qu’en recourant à l’hypothèse d’une substance, d’un « Théétète » qui se développe dans le temps, et reste le support identique de qualités contraires. « Il y aura trois genres, écrit Platon dans le Lysis, le bon, le mauvais, et celui qui n’est ni bon ni mauvais[2] », ou encore « l’attribut, la privation et le sujet », ou encore : les deux termes du changement, et la substance du changement. L’identité que nous atteignons par ce nouveau raisonnement n’est plus l’identité d’une idée, d’une relation, mais l’identité d’une chose ou d’une substance. C’est le sujet de nos propositions logiques, un néant au point de vue de la dialectique, qui spécule sur des attributs, un être réel et concret au point de vue du sens commun, qui distingue dans son langage le sujet de ses attributs ; — c’est le pur pronom démonstratif, τὸ τόδε, qui ne devient tel ou tel (τὸ τοιοτῦτον) que lorsqu’il est qualifié de telle ou telle façon par l’apparition d’idées diverses ; — le substratum de ces qualités, τὸ ὑποκείμενον, dira Aristote, ἡ ὑποδοχή, le « réceptacle », selon l’expression de Platon. — De là la possibilité d’une seconde physique, dérivée, fondée sur ce raisonnement bâtard qui combine l’idée avec une matière irréductible à l’idée. — L’objet de la dialectique consistait dans de pures relations de temps et d’espace (l’un et le multiple, le grand et le petit, le mouvement et le repos) ; l’objet de cette « physique mythique », ce sera les choses soumises a des relations de temps et d’espace, un univers matériel soumis à la loi du déterminisme.

Mais ce que nous nous représentons ici comme corps (σῶμε — κατὰ τὸ σῶμα)[3], nous devons, d’une façon plus profonde, l’appeler âme (μήτε σώματος μήτε ψυχής μήτε τῶν ἃλλων ἃ δή φαμεν αὺτὰ καθ’ αὑτὰ ὃυτε κακὰ εῐναι οὕτ’ ὰγαθά)[4]. Si nous parlons du corps, comme antérieur à l’âme, c’est parce que nous parlons souvent au hasard, εὶκῆ[5], — ou plus exactement c’est parce que nous parlons, et pensons, dans le temps[6]. Si le point de vue du devenir implique la représentation d’une matière, c’est parce que le point de vue du devenir, ou du développement, est aussi le point de vue de l’âme, et que l’âme, se développant dans le temps, doit se représenter comme antérieure à elle-même dans tous les instants de son développement. Pouvoir de création, qui a créé son passé, et qui crée son avenir (ποιήτης),

  1. Lysis, 213 d, 216 b.
  2. Ibid., 216 d.
  3. ’Ibid, 217 b.
  4. Ibid., 220 c.
  5. Timée, 51 c.
  6. Ibid., 37 c.